Psychanalyse dans la Civilisation
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En esthétique, quelle place pour la psychanalyse ?

Murielle Gagnebin
Docteur ès Lettres et Sciences Humaines
Paris - France
Docteur d'Etat ès Lettres et Sciences humaines et psychanalyste, Murielle Gagnebin enseigne l'anthropologie de l'art à l'université de la Sorbonne Nouvelle (Paris III). Elle est l'auteur d'ouvrages et d'articles qui se situent à l'interface de l'esthétique, de la philosophie et de la psychanalyse, notamment :
• Fascination de la laideur, Lausanne, L'Age d'homme, 1978, 1985
• L'Irreprésentable ou les Silences de l'oeuvre, Paris, PUF, 1984
• Les Ensevelis vivants. Des mécanismes psychiques de la création, Seyssel, Champ-Vallon-PUF, 1987
et collabore, entre autres, à la Revue Française de Psychanalyse, à la Revue d'Esthétique, à LaPart de l'OEil, etc.




En esthétique, quelle place pour la psychanalyse ?

I. "N'importe quoi"

De 1958 à 1973, le Niçois Ben crée son fameux Magasin, acquis par le Musée national d'art moderne. OEuvre hétéroclite, ce magasin est à la fois une sculpture polychrome faite d'objets divers : panier à salade, os, abat-jour, roue de bicyclette, bouilloire, etc., un livre composé des fameuses petites toiles noires, sortes d'ardoises enfantines où Ben trace à la peinture blanche injonctions ou constats, tels que : "J'aime le noir", «Rien est beau", "Allez-vous baisser la tête ?", etc., enfin un lieu de rencontres, notamment du groupe Nouveaux Réalistes, du groupe Support ! Surface, etc. Cette composition tridimensionnelle, hautement bariolée et bricolée au fil des ans, Ben l'appelle "N'importe quoi !"

Enoncer que l'art puisse être "n'importe quoi" stipulait une révolution complète de l'esprit. Les normes tombaient en poudre. Au bris des canons entraînant la dispersion du goût, succédaient l'assomption de tous les matériaux, du plus aérien (Y. Klein, Sculpture de feu, 1961) au plus opaque (P. Manzoni, Merda d'artist, 1961 ; D. Roth, 7 x 3 Nains, 1969) à x = moment de la décomposition intégrale), comme l'avènement des pratiques artistiques les plus diverses.
Certains prônaient par exemple la fabrication de Boudins avec du sang humain, prêt à gicler sur des ciboires et des nappes consacrées (M. Journiac, Messe pour un corps, 1969), d'autres valorisaient l'escalade, pieds et mains nus, d'une immense échelle piquée de dents acérées (G. Pane, Escalade non anesthésiée ; avril 1971) ou vantaient la masturbation au rythme des pas du public, jusqu'à l'épuisement (V. Acconci, Seedbed, 1969), d'autres encore expérimentaient l'exposition du "Vide" (Y. Klein, galerie Iris Clert, 1958), ou même expliquaient le phénomène de l'art à quelque animal sacrifié (J. Beuys, Comment on explique les tableaux à un lièvre mort, 1965).

Dans cette "aspiration au brut, au matériau, au spontané, au non-élaboré, à la non-oeuvre"1, on a pu saluer comme une explosion de vie alors que des esprits plus sombres y décelaient la prodigieuse cancérisation de l'art.
Plus meurtrière qu'industrieuse, une telle polémique désigne cependant avec netteté comme une autre arête au débat : dans la seconde moitié du XXe siècle, la créativité l'emporte un peu partout sur la création. Plaisir de la trouvaille, du geste inédit, de l'expression coûte que coûte, goût des contrastes exacerbés mêlant le poétique au dérisoire, érigeant le déchet en étalon, drainent le regard moins attiré, semble-t-il, par l'objet fini que par la jubilation du "faire" à tout prix. Cette apologie de l'esprit d'invention a exigé parallèlement que le critique se fasse bricoleur, mécano, mais aussi joueur et poète. Désormais ponctuelle et spécifique, la critique d'art devait s'attacher à discerner le fonctionnement de l'objet créé et chercher à transmettre les logiques de l'oeuvre, veillant à maintenir celle-ci ouverte à la sagacité des regards qui s'y aventuraient. Devenue méthode de l'oeuvre, la critique d'art se faisait mécaniste et n'hésitait jamais à s'exercer, le cas échéant, à la haute voltige.


Pareille fureur de la problématisation du regard et du jugement connut même ses outrances : l'oeuvre avala la critique pour se dissoudre elle-même dans la virtualité pure. On supprima l'oeuvre au profit du mode d'emploi, voire de la recette ou même du programme potentiel de l'objet réduit à un pur possible (cf. Kosuth, Chair I and III, 1965). Or, tout débordement a ses lois, éclairant par là crûment la logique des conduites.
L'art de cette fin de siècle, dominé par l'obsession du faire, apparaît chevillé à l'homo faber et semble situer, en conséquence, l'esthétique au cour de l'anthropologie considérée essentiellement dans ses dimensions sociale et psychologique.

II. Discours psychanalytique et discours politique convergences

Tributaire du discours sur l'homme dans la cité et du discours sur l'homme aux prises avec sa psyché, l'esthétique aujourd'hui ne conduirait ni au divin du moyen âge, pas plus au savoir de la Renaissance, ni même l'éthique comme le voulait le XVIIIe siècle, épris d'intersubjectivité qui faisait de l'apprentissage du goût la condition de la moralité2. Attachée, en effet, à décrypter les motifs et les mobiles d'une production artistique valorisant avant tout l'acte démiurgique, l'esthétique aujourd'hui pourrait aider à réfléchir le politique comme les profondeurs psychiques.

L'herméneutique psychanalytique a ses domaines comme ses limites. Déjà Freud pensait que le génie était irréductible à l'enquête analytique3 et qu'il fallait sur ce point "céder le terrain à l'investigation biologique "car les instincts et leurs métamorphoses sont la chose dernière que la psychanalyse puisse connaître"4. En revanche, Freud a démontré que "l'émotion esthétique dérivait de la sphère des sensations sexuelles" et qu'elle était «un exemple typique de pulsion inhibée quant au but"5. Il assigne ainsi au domaine de l'art le lieu des dérives pulsionnelles et fait du champ artistique l'aire de la sublimation.

Depuis la découverte freudienne, l'enquête psychanalytique sur l'art s'est considérablement enrichie. Dans le sillage du Viennois6, elle a mis l'accent sur le rôle prépondérant de la constitution d'une réserve d'énergie neutre dans le procès de la sublimation, insistant sur le rôle éminent du narcissisme aux prises avec l'objectal7. D'autres , encore, approfondissant les vues de Freud8, ont révélé la part capitale de la bisexualité psychique9 dans la création comme celle de la capacité d'introjecter deuil et privations10.

Récemment, on a même tenté une typologie psychique de l'acte créateur, prenant appui sur une réinterprétation du système causal aristotélicien et assignant à la pulsion d'emprise un statut tout spécial11.

Ces avancées cliniques et méta-psychologiques ainsi que la diversité des lectures analytiques de l'art semblent, en fait, légitimées par le constat initial de Freud s'interrogeant à propos du Moïse de Michel-Ange sur la multiplicité des interprétations tant historiques qu'esthétiques : "Ces efforts mêmes, écrivait-il, n'indiquent-ils pas qu'un besoin se fait sentir: celui de trouver encore une autre source à cet effet ?"12
Aussi bien, délaissant cette série de questions comme, d'ailleurs, la tentation d'interpréter une oeuvre témoin, j'ai choisi d'observer la spécificité du rapport entretenu par l'artiste avec son spectateur. C'est-à-dire qu'il s'agit d'analyser la nature de l'effet escompté sur le regardeur. Et ceci à travers une forme d'art particulière, réfléchissant un secteur notable de la production actuelle : le tératologique.

III. L'archaïque : entre dépense et pensée

"Texte du temps" féroce et ravageur, "marque" de l'incontournable "castration humaine"13, la laideur a eu souvent partie liée avec le monstrueux, entendu comme le sceau énigmatique de l'impouvoir14. Mais le tératologique a-t-il toujours pris l'aspect qu'il revêt actuellement ? Au sein des oeuvres chantant la difformité du chimérique, la relation de l'artiste à l'objet de son désir recevrait-elle aujourd'hui un traitement inédit ? Dans l'hypothèse d'une solution de continuité, qu'inférer du statut de l'artiste : toujours maître des transgressions les plus audacieuses, narguant privations et mutilations, ou étrange héros proposant quelque accablante descente aux enfers ?

Six constantes me paraissent animer le tératologique contemporain. Les repérer devrait servir à mettre en évidence les harmoniques du retentissement escompté sur le spectateur. Le souci d'une typologie valant comme index va donc l'emporter sur le terreau des exemples élus. C'est dire que mes exemples auraient pu être autres. L'efficacité a toujours été le critère de mon assortiment où des personnes connues voisinent avec des créateurs moins remarqués. En conséquence, j'ai chaque fois privilégié une incontestable intensité

1. Un retour à l'archaïque

Choix du matériau, sorte de pigments, traitement du médium font référence à un élémentaire sale
Prenons A. Rainer. Il présente un monstrueux macabre. Transformant des masques mortuaires qu'il rehausse de couleurs ou qu'il retravaille au trait, ce peintre suisse invente un fabuleux atroce: il livre la photo du mort et sa transgression sauvage. La gageure semble bien être de s'ancrer sur l'effigie de la charogne (cf. Hell, 1973). Avec Hermann Nitsch (1985) et le groupe viennois pratiquant le body-art, il y a surenchère : c'est l'homme lui-même, nu et recouvert de sang animal, qui est présenté, écartelé comme un quartier de boeuf. Ce monstre suant le sang chaud, ruisselant l'invective, gémissant de tristes mélopées, provoque, dans l'assistance des spectateurs attirés par ces rituels subversifs, une fascination féroce.

C'est la palette de couleurs qui, chez Dado ou chez Bacon, semble significative. Teintes pastel (Dado) ou teintes mélangées comme salies expressément (Bacon), les couleurs paraissent avoir subi une décoloration. Peintre de l'excès, de la violence, de l'immédiat, Dado provoque le corps dans une fête du vif. Tout chez lui est écorchement. A côté d'une écriture acérée, précise, nerveuse, sa palette offre des teintes délavées, transformant un monde de la peur et du cri, un monde de la chair ravinée et de la terreur concentrationnaire, en un univers où, comme le proclamait Artaud, "la vie pue". C'est une réelle nausée que l'artiste transmet à la faveur de ses embryons purulents, de ses intestins moisis, de ses ligaments atrophiés, de ses tibias pelés, de ses architectures recouvertes d'une lèpre vénéneuse (cf. Grande Police végétale, 1965).
Quant à Bacon, soucieux d'introduire l'aléatoire au sein d'oeuvres décrivant la tragédie du quotidien, il utilise des brosses trop épaisses pour faire déraper la couleur, et des chiffons propres à étaler la couleur humide, brouillant les teintes, souillant les tons, confondant limites et frontières (cf. F. Bacon, Triptyque, 1972).

Mais les figures de la déjection ne sont pas qu'orales. Ainsi le Polonais J. Lebenstein use d'une peinture très épaisse, onctueuse, couleur terre, favorisant giclées et protubérances comme s'il s'agissait d'évoquer des matières grouillantes, des terreaux vivants. Cet univers d'hybrides fabuleux a son érotisme. Proposant l'irruption d'un autre monde au cour des coutumes et des habitudes, les mutants grumeleux de Lebenstein ont la particularité de ne point se parler : ils se touchent. Nostalgie régressive de l'infans (cf. Cercle de famille, 1972).
Proposant des Nécropoles (1978-1980), R. Passeron travaille, pour sa part, le polystyrène désexpansé à l'aide de l'essence de térébenthine. Des femmes surgissent grandeur nature, ricanantes, poitrine déchiquetée, ventre dilacéré, vagin poignardé, entrailles éviscérées dans un ultime flamboiement de grains aux rugosités variables. Hymne à la matière glorieusement parturiente dans ce cancer monstrueux de la fibre : la fécalisation atteint, ici l'image matricielle de la vie.

Exhalant la charogne, les entrailles sanguinolentes, la vomissure, ou encore l'analité, ces
figures du monstrueux exhibent une morphologie aux accents sadiques-anaux (cf. les multiples Morsures, 1971-1972, et Agression, 1972 de Velickovic ou ses Expériences sordides, 1975) et exaltent, bel et bien, un élémentaire sale.

2. Un plaisir tactile d'exécution

Enduire, malaxer, éclabousser, projeter de la couleur, gratter, découper, découvrir de nouveaux matériaux et, par de multiples torsions, grignotages, amputations conduire ces supports inédits vers la figuration semble être essentiel chez les faiseurs de monstres actuels.
Comment qualifier semblable ivresse du geste ?

Valoriser la "cuisine" de l'oeuvre n'est certes pas récent. Cependant, dans ces productions artistiques, la trituration paraît l'emporter sur la construction. Une telle volubilité tactile évoque donc un plaisir bien particulier lié à l'enfance. Plaisir primaire, plaisir élémentaire, le
jeu avec la matière est tout à fait primordial.

Chantres du geste malaxeur mais aussi avocats du geste brutal, les artistes sont amenés d'une part à éliminer les catégories du dehors et du dedans (cf. F. Bacon, R. Passeron, R. Combas, D. Spoerri), d'autre part à favoriser des conduites susceptibles de libérer un imaginaire en quête de brusqueries (cf. J.-C. Blais, J. Schnabel). Ainsi, Bacon nie la distinction qui opposent l'intérieur à l'extérieur et suggère sur un même visage, sans transition, la vue de la peau duvetée comme celle des aponévroses sanglantes. De même veut-il agir sur les nerfs des spectateurs15 et surtout ne pas donner prise à des discussions d'ordre psychologique. Il en va de même pour X. Dambrine (cf. La Sauterelle, 1990) qui élit pour scalpel la tronçonneuse et oeuvre à même de gigantesques souches d'arbres ! Devant ces pratiques centrées sur la scansion : taille, tri, dépeçage, comment ne pas évoquer la matrice du fractionnement, l'activité morcelante et concassante par excellence, celle des enzymes intestinaux ?

3. L'humour abandonné

Les récits mettant en scène le tératologique sont anciens. Ainsi le texte de l'Apocalypse livre quantité de monstres propres à inspirer nombres d'artistes :
· des animaux ailés avec des yeux partout (IV, 8) ;
· un agneau à sept cornes et à sept yeux (V, 6) ;
· des sauterelles-scorpions aux visages d'homme, aux chevelures de femme et aux dents de lion (IX, 3) ;
· un léopard avec sept têtes et dix cornes, avec des pieds d'ours et la gueule d'un lion (XIII, 1)
· un serpent qui vomit un fleuve (XII, 15), etc.
Dans le sillage des sphinx de l'Antiquité, les monstres qui ponctuent la vision de saint Jean surgissent comme des êtres composites, faits d'éléments simples empruntés à diverses espèces et donc facilement décomposables. Cette aptitude au démembrement permettait à Descartes de dire qu'il n'y avait pas de monstre pour la raison16. Chercherait-on, devant le monstrueux actuel, à le défaire et à exercer notre joyeuse activité combinatoire, qu'on serait le plus souvent bien embarrassé. Tout se passe comme si le tératologique aujourd'hui avait perdu son caractère incongru, drolatique, cumulatif et, par là, contagieux. Les monstres contemporains sont organiquement insécables et tirent de cette sombre unité leur caractère effrayant. Les fragmenter serait les déchiqueter. Voudrait-on ainsi décomposer les créatures de Dado, on aurait alors une collection de membres atrophiés, d'os erratiques, de têtes trouées, d'yeux révulsés ou écarquillés devant l'imminence d'un danger. Tenterait-on la même expérience avec une figure de Lebenstein, que tissus boursouflés, écailles griffues, pustules suintantes ne renverraient plus guère à un répertoire connu, sauf à y déceler quelque vaine mémoire du paléolithique. Vestiges maladifs d'une humanité profondément affectée ou nostalgie de temps chaotiques pour qui la forme était toujours contemporaine d'une catastrophe, ce monstrueux vise ainsi moins à développer chez le contemplateur une activité ludique qu'à faire grincer les dents. C'est l'effroyable, désormais sans subversion, massif.

On dirait que les efforts notables des siècles précédents (de J. Bosch à J. Ensor ou O. Redon) et du début du XXe siècle (M. Ernst, L. Fini, H. Belimer, S. Dali, etc.) pour faire parler l'odieux par le truchement de diverses métamorphoses, reposant tantôt sur un art de l'ellipse, tantôt sur une pratique de la démultiplication, ou encore sur la confusion de règnes, des genres, des espèces, ont été abandonnés. Le grotesque, le bizarre, le comique ont déserté la scène. En cette fin de siècle, le monstrueux n'a pas d'humour. Il est direct, pesant, brutal, parfois rudimentaire et semble, bel et bien, plonger sa force dans l'archaïque (cf. B. Baselitz, W. Dahn, J. Schnabel, etc.).

Mais si les artistes actuels paraissent moins rêver et donner à rêver qu'agir et être agis par des violences cataclysmiques, c'est peut-être que la constitution du sas autorisant rétentions et déplacements, sourires et traits d'esprit, n'a plus désormais d'intérêt. Toute se passe comme si l'épargne de la dépense psychique, qui signe la prise de distance d'avec le monde pulsionnel, n'était plus vraiment souhaitée.


4. Le voisinage de la pulsion

Ces oeuvres évoquent donc une proximité manifeste avec la pulsion. Recherchée ou subie, cette contiguïté semble situer ces différentes productions non pas dans le registre coutumier de la sublimation, au sens que lui confère la théorie psychanalytique freudienne, mais plutôt dans celui du déplacement et, peut-être pour certaines, dans le domaine de la formation réactionnelle.

Je rappellerai quelques points.
Pour qu'il y ait sublimation, il faut que la libido soit détournée de son objet et de son but.
Cette opération de dérive implique plusieurs étapes au cours desquelles la réflexion, l'exigence de composition, le fonctionnement de la mémoire, l'inscription dans une durée, la contemplation méditative ou la liberté associative jouent des rôles essentiels. Ces moments qui estampillent le procès de la sublimation laissent diverses marques. Solidaires des détours qui confèrent à l'oeuvre son épaisseur, ces traces parlent en faveur d'un travail psychique substantiel. Ainsi plus une oeuvre apparaîtra masquée, voire même cryptée, exigeant une approche patiente faite de dévoilements successifs, plus la sublimation aura été importante et la distance d'avec la pulsion éloquente. Mode d'expression délicat qui tôt ou tard, reçoit l'admiration. Telle est toute la différence qui sépare une décharge brutale et une élaboration coûteuse.

En conséquence, le monstrueux actuel paraît moins relever de la mécanique sublimatoire que d'une tout autre activité de l'esprit. Il laisse transparaître des modalités psychiques où la pression pulsionnelle est comme directement accessible. C'est pourquoi, devant ces oeuvres, je suis tentée de parler davantage de déplacement, voire parfois de formation réactionnelle Par déplacement, il faut entendre un travail de l'ordre du métonymique Par exemple : frapper un objet au lieu de frapper la personne qu'il représente, ou infliger des déchirures à une toile au lieu de saccager La Joconde ou même de violer les petites filles17.


La formation réactionnelle, de son côté, est, pour résumer, plus un contre-investissement
qu'une élaboration créatrice. C'est-à-dire qu'ici la pulsion est gérée par l'élection d'un terme opposé, comme la propreté contre la saleté, la prière contre le blasphème, la sainteté contre le diabolisme.

Pour illustrer semblable définition dans le cadre de l'esthétique, j'aimerais rapporter une historiette18 Habitant un quartier de petites maisons individuelles, des enfants probablement pas très fortunés, jouaient dans la rue. A quoi ? Ils décoraient une grosse crotte de chien en la garnissant patiemment de petits cailloux ronds et blancs et de brindilles de bois pour en faire, dans leur esprit, de petites oeuvres un peu provocantes. Puis ils appelaient les passants à venir admirer la chose. Dans cet exemple, on découvre les premières strates d'un travail allant du fondement brut en direction d'une création.
Ainsi le monstrueux actuel, refusant de désexualiser la pulsion, procéderait du sacrifice volontaire des activités liées habituellement à la sublimation et valoriserait deux des registres propres au fonctionnement psychique : le déplacement et la formation réactionnelle. Pourquoi le créateur actuel préfère-t-il rester sur le terrain de l'instinctuel élémentaire ? Qu'inflige-t-il ainsi délibérément au spectateur ?

5. Une étrange facticité

Un paradoxe surgit : pour quelles raisons les visions actuelles du monstrueux émanant de l'exploration savoureuse de divers matériaux dégagent-elles une impression de tristesse et parfois même de sadisme ? Entre l'angoisse qui transpire d'un trop gros soleil jaune chez Van Gogh, un soleil monstrueux, par exemple, et les acrobaties du monstrueux contemporain, il y a un fossé : celui probablement qui sépare l'individu aux prises avec la perte de sa toute-puissance ­ douloureux combat jamais achevé qui transforme la vie en une succession de deuils plus ou moins réussis ­ et le constructeur de fétiches cherchant, d'une part, à masquer son impouvoir et, d'autre part, à exhiber le cortège scintillant de ses fards et de ses déguisements.

L'artiste actuel, hanté par des impératifs politico-idéologiques, tels que la spontanéité, la
rapidité, la volonté "d'atteindre le système nerveux" (F. Bacon), l'aspiration «au brut, au matériau, à la non-oeuvre" (J. Ellul), a, semble-t-il, une optique volontairement littéraire.
Brutalisant le regard plus qu'il ne le convoque et l'émeut, il exercerait une domination qui n'est issue ni d'un savoir ni d'un savoir-faire mais qui revendique la puissance formidable de l'idéologique

6. Un dérisoire pervers

Animé d'un souffle idéologique et reposant sur la conviction propre au plaisir primaire lié à l'exécution-exonération, le monstrueux contemporain, un peu à la manière du fétiche, apparaît lié à la dérision. Et ceci encore une fois sciemment. Semblable lucidité ne peut qu'accroître le pouvoir sarcastique de l'oeuvre et l'allure fétichiste de celle-ci (par exemple, Merda d'artista, 1961, de P. Manzoni ­ oeuvre en soi monstrueuse ­ vendue au prix du poids de l'or ; cf. également Au putain inconnu. Contrat pour un corps, 1972, de M. Journiac19).

La typologie du monstrueux actuel s'est laissée ainsi dégager. Valorisant l'archaïque le plus régressif, se situant dans le territoire des plaisirs élémentaires, sacrifiant l'humour et l'aptitude à élaborer digues et distances, magnifiant la brutalité d'un pulsionnel répondant à des modalités d'aménagement plutôt frustes, enfin manifestant de sérieuses accointances avec l'univers fétichiste, les artistes producteurs du tératologique contemporain ont, là, un terrain propice à maints exercices jubilatoires. Ces partis pris, plus ou moins conscients, révèlent cependant une logique imperturbable, un plan farouche qu'il s'agit maintenant d'élucider.

IV. Entre mulet et masochiste pervers : le philosophe

Pourquoi le faiseur contemporain de monstres prend-il tous ces risques ? Qu'est-ce qui le
pousse à braver les multiples exigences propres à la sublimation habituellement repérée comme la marque positive de la civilisation? Et si d'aucuns ont pu déceler dans ce type d'art un mépris de la nature humaine et de ses aspirations, verra-t-on dans la production du monstrueux artistique un concentré des réquisits qui gouvernent une bonne partie de l'art contemporain ?20

Plus que jamais la réponse à notre question inaugurale se fait cruciale : qu'en est-il, dans cet art, du lien tissé entre créateur et spectateur ?
Traditionnellement, on a coutume de mentionner l'extraordinaire gain de l'appareil psychique confronté à l'art. Au cours de l'échange esthétique, selon la perspective de la psychanalyse, la fonction de liaison propre au Moi est puissamment sollicitée. Par quel mécanisme ?

Dans une première phase, les capacités d'unification et de totalisation spécifiques du Moi, en tant qu'il est au service d'Eros, sont momentanément déléguées à l'oeuvre. Sorte d'alter ego drainant sens et émois, celle-ci déterritorialise avec plus ou moins de force l'amateur d'art. A ce moment de désintrication pulsionnelle et de perte des limites du Moi succède un deuxième temps où se développe une suite exaltante de projections et d'identifications durant laquelle les capacités de liaison propres au moi sont alors reprises au compte du sujet percevant. Pareil va-et-vient agrandit le Moi. Portant essentiellement sur des qualités matérielles: chromatisme, effets de matière, jeux formels, rimes plastiques, rythmes, chacune constitutive à sa manière de la "chair" du tableau, l'introjection a un pouvoir profondément modulateur. Le corps de l'oeuvre devient, bel et bien, un prolongement du corps du spectateur qui, par là, répare ses carences auto-érotiques.

Que dire aussi bien de cette activité du Moi confronté à l'art tératologique actuel ? Va-t-il pouvoir s'abandonner à l'oeuvre dans le jeu maillé de prises et des déprises esthétiques ? Quels événements pulsionnels se laisseront ainsi introjecter ? Et qu'attendre des effets mutatifs d'une oeuvre qui compose, on l'a vu, avec l'archaïque pure et l'infirmité du fétiche ?



Tout laisse croire que le processus sera différent. Procédant non d'une sublimation mais d'une simple formation réactionnelle ou, dans bien des cas, de purs déplacements, l'oeuvre tératologique actuelle propose au sujet regardant comme une autre épopée psychique. S'agit-il d'une oeuvre issue d'une formation réactionnelle, c'est alors à une série de contre-investissements que sera confronté le spectateur. Ceux-ci n'accroissent pas tant les forces de liaison du Moi qu'ils ne protègent son activité par le biais de la dénégation. Par exemple : le recours aux fonds comme dorés à la feuille chez Lebenstein ainsi que sa manière d'éclairer le monstrueux par des parures et des bijoux insensés. Autre exemple : chez Bacon, l'extraordinaire précision des tubulures blanches, des structures architecturales valorisant l'ovale et des aplats de couleurs pures contrastant avec la chair ravinée et dépecée des figures humaines.

Cependant toutes les productions artistiques ne cherchent pas à déjouer une attente pulsionnelle par un don opposé. D'autres déplacements ­ moins catégoriques et donc plus précaires ­ sont possibles. Par eux, le spectateur semble momentanément épargné. Ainsi en est-il probablement de la représentation "sacrilège" des cadavres chez Rainer ou chez Passeron. De même, à force d'être exaltée, la mort est transitoirement déniée dans les rituels douloureux du body-art ou d'un Velickovic. Mais sous le choix métonymique, la férocité sourd bel et bien, prête à exploser. La défense ne semble pas faite pour durer!

En optant pour des déplacements aussi fragiles qu'éphémères, le voeu des artistes serait-il autre ? Derrière la vanité de ces protections, déceler la volonté de blesser, le mépris sauvage de l'autre, est-ce imaginable ?

A ce point, j'aimerais formuler l'hypothèse suivante : ne se pourrait-il pas que ces artistes, se mesurant à la libido démoniaque et refusant l'écran du culturel, cherchent, de façon plus ou moins délibérée, à réveiller un public gavé et somnolent, en le confrontant avec les figures issues de la régression ? Ce faisant, leur démarche contribuerait, indirectement et paradoxalement, à enrichir le Soi du public. L'artiste actuel, exaltant le prégénital et l'offrant sans ménagement, récupérerait, somme toute, ce qui précédemment était omis ou dénié, voire même refoulé. Tel serait le nerf de la régression repérée si généralement aujourd'hui.

Par ailleurs, recourant à l'agression sous tous ses aspects, vantant le démembré comme le dilacéré, l'informe comme le putrescible, le sale et le visqueux, bref : toutes les figures de l'horreur, allant pour certains jusqu'à travailler le sperme refroidi, le sang coagulé, l'urine et l'excrémentiel, ils anticipent le destin ultime de la matière au-delà de la mort : morcellement, désagrégation, putréfaction, anéantissement... Si bien que pourrait leur servir d'étendard l'aphorisme attribué à Bichat : "Vivant, j'existe en masse : mort, en molécules".

Mais reconnaissons-le, dans pareille action, l'artiste contemporain fait courir un danger certain à son public. Celui-ci n'est-il pas bien près de se vivre comme victime d'une gigantesque fécalisation ? Rien d'étonnant à semblable réaction, quand on pense que ce sont précisément les figures les plus archaïques que ces artistes s'ingénient à embrasser... D'un côté, donc, une formidable régression, de l'autre une anticipation fabuleuse ! Encore une remarque : au regard de la tension dialectique qui oppose mouvement régrédient et mouvement progrédient, le présent semble pris dans un étau ! Débile et défaillant, guilloché des marques de l'impuissance, il donne à voir son drame essentiel.

Loin de se révolter comme Dada et les surréalistes ou de tenter quelque coûteuse opération de maquillage, refusant la narcose21 précaire de la sublimation, ces artistes sonneraient le glas de l'adage qui assimilait l'art au mensonge. Devant la mascarade du hic et nunc, pourquoi ne pas contribuer au galvaudage général et, inclinant à la destruction, tout tenter pour créer l'oeuvre qui mettrait un point final à l'art, absolument ?

Une oeuvre si monstrueuse qu'elle réfléchirait pour de bon l'infécondité propre aux hybrides.
Demeurer sans descendance, vouloir être le dernier de la liste, c'est d'abord réclamer l'inscription dans une lignée ­ ici, celle du donner à voir, avec ses implications sociales: catalogues, critiques, galeries, musées, etc. ­, ensuite c'est bel et bien, tout revendiquer et ne craindre rien. Jusqu'à et y compris la castration22.

Pathologie grave pour la psychanalyse qui décèle dans cette orgueilleuse toute-puissance, dans cet éloge de la quantité comme moyen de défense, dans cette absence totale de limites prédisposant à toutes les expériences possibles mais aussi à toutes les douleurs et à toutes les humiliations ­ ne l'oublions pas ! ­, les racines du masochisme pervers.

Mais souhaiter être dans l'absolu "victime et bourreau", n'est-ce pas aussi pour l'artiste, pris dans le procès de l'art, exiger d'être reconnu en qualité de conscience malheureuse et briguer la place traditionnelle du philosophe ?
Aux deux questions kantiennes : "Qu'est-il permis d'espérer ?" et "Que faut-il faire ?", les
créateurs contemporains de la dérision semblent répondre : agacer non les sens mais l'esprit, à tout prix.
Conférant à la lecture de l'art une logique et une économique, la psychanalyse apparaît, bel et bien, un instrument essentiel de l'esthétique.



Résumé

L'art est-il arrivé au bout de sa course en cette fin du XXe siècle, se demande Murielle Gagnebin, ou le regard de la psychanalyse porté sur la production artistique des cinquante dernières années libère-t-il des schèmes nouveaux de compréhension ? Devant le cortège du n'importe quoi" qui véhicule outrances et transgressions, l'auteur propose six constantes qui lui paraissent animer le tératologique contemporain et lui conférer un statut artistique précis.
Agacer non les sens mais l'esprit, à tout prix, telle semble être la finalité plus philosophique qu'esthétique de cet art qui promeut les figures inouïes de la régression, plongeant ses racines dans l'archaïque, abandonnant l'humour, privilégiant le factice dérisoire. C'est dire que les mécanismes classiques de la sublimation semblent disparaître au profit d'autres modalités psychiques où la pression pulsionnelle est comme directement accessible.

Summary

Has art come to the end of its course at the end of this 20th century?, asks Murielle Gagnebin, or will the regard of psychoanalysis cast on the artistic production of the last 50 years liberate it from new schemes of comprehension? Facing the procession of rubbish23 which has been the vehicle for utterances and transgressions, the author proposes six constants. These appear to animate the contemporary teratology and to give it a specific artistic status.
Irritating the spirit but not the senses, at all cost, this seems to be the finality which is more philosophic than esthetic of this art which has promoted figures drowning in repression, plunging its roots in the archaic, abandoning humour, favoring derisory artificiality. That is to say the classic mechanisms of sublimation have seemed to disappear in favor of other psychic modalities where the driving pressure is directly accessible.

1 J. Ellul, L'Empire du non-sens, Paris, PUF, 1980, p. 27.

2 Cf. M. Gagnebin, "Le rôle de l'art chez Jean-Jacques Rousseau", Université de Genève, 1971.

3 La psychanalyse reste donc impuissante à expliquer ces deux particularités de Léonard sa tendance extrême au refoulement des instincts et son extraordinaire capacité à la sublimation des instincts primitifs" (Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1927, p. 149.)

4 Ibid.

5 S. Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, P.U.F., 1929, p. 29.

6 Cf. S. Freud, "Le Moi et le Ça» (1923), in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1975, p. 198-199 et p. 217.

7 Cf. M. de M'Uzan, "Aperçu sur le processus de la création littéraire" in De l'art à la mort, Paris, Gallimard, 1977.

8 Cf. S. Freud, Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, op. cit., p. 111 et 149-150.

9 Cf. C. David, "Rapport sur la bissexualité psychique" in Revue française de psychanalyse, Paris, PUF, t. XXIX, sept.-déc. 1975 ; J. Gillibert, "L'acteur médian sexuel" in Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 7, Paris, Gallimard, 1973, M. De M'Uzan, "Trajectoire de la bisexualité» in Revue Française de psychanalyse, op. cit., et M. Gagnebin, L'Irreprésentable ou les silences de l'oeuvre, Paris, PUF, 1984, p. 89 à 193.

10 Cf. M. Klein, "Le deuil et ses rapports avec les états maniaco-dépressifs" (1940) in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1980 ; H. Segal, Psychanalyse et esthétique" in Revue française de psychanalyse, t. XLIII, 1979.

11 Cf. M. Gagnebin, Les Ensevelis vivants. Des mécanismes psychiques de la création, Seyssel, Champ Vallon, 1984, et "Santé et pathologie de la création" in ????, n°1, p. 145 à 151.

12 S. Freud, "Le Moïse de Michel Ange" in L'Inquiétante Etrangeté, Paris, Gallimard, 1985, p. 89.

13 M. Gagnebin, Fascination de la laideur, Lausanne, L'Age d'homme, 1978, 2C éd., 1985, p. 327 sq.

14 G. Lascault, Le Monstre dans l'art occident"Paris, Klincksieck, 1973.

15 E. Bacon, Entretiens avec D. Sylvester, Genève, Skira, 1976, p. 34.

16 Cf. Descartes, Première Méditation et l'excellent commentaire de G. Lascault, op. cit., p. 101 sq.

17 Témoignage oral d'A. Robbe-Grillet : "S'ils n'écrivaient pas, ils tueraient les petites filles".

18 Témoignage oral du psychanalyste M. de M'Uzan.

19 Un texte accompagne cette action : "Contrat pour un corps / Transformer votre corps en oeuvre d'art. / Premier contrat : vous pariez pour la peinture : votre squelette est laqué de blanc. / Deuxième contrat : vous pariez pour l'objet : votre squelette est revêtu de ses vêtements. / Troisième contrat : vous pariez pour le fait sociologique : l'étalon or : votre squelette est plaqué or. / Conditions : premièrement : céder votre corps à Journiac. Deuxièmement mourir."

20 A l'opposé du monstrueux artistique, les oeuvres minimalistes et les oeuvres dites conceptuelles ne procéderaient-elles pas d'un simple renversement ? Phénomène courant si l'on pense aux couples : amour / haine, exhibitionnisme / voyeurisme, masochisme / sadisme, et qui scelle un des quatre destins de la pulsion.

21 S. Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971, p. 26.

22 Cf. M. de M'Uzan, "Un cas de masochisme pervers" in La Sexualité perverse, Paris, Payot, 1972, p. 34 : "Que recherche le masochiste pervers ? Que désire-t-il ? Eh bien, il ne craint rien, pas même la castration : il désire tout, y compris la castration."

23 Rubbish - worthless matter, waste, nonsense.

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