Psychanalyse dans la Civilisation
Accueil
N° 1 octobre 1989
N° 2 juin 1990
N° 3 novembre 1990
N° 4 mai 1991
N° 5 novembre 1991
N° 6 mai 1992
N° 7 octobre 1992
N° 8 juin 1995
Contact
inalco
Approche psychanalytique de la tragédie grecque
Anna Potamianou, Ph.
Psychanalyste
Société Psychanalytique de Paris
Athènes, Grèce
Psychanalyste grecque, elle exerce à Athènes et a écrit de très nombreux ouvrages, livres et articles parmi lesquels nous extrayons :
· Réflexions psychanalytiques sur la Prometheia d'Eschyle
· Les enfants de la folie. Violence dans les identifications
· The personal Myth
· Points and Counterpoints





Approche psychanalytique de la tragédie grecque

Montrer comment la psychanalyse peut contribuer à la compréhension de la tragédie grecque est déjà une entreprise tragique en soi. En effet, le désir, qui est le moteur d'une entreprise aussi risquée, peut facilement devenir une "hybris" ; et ce d'autant plus que la psychanalyse traite de la part ambiguë de la pensée humaine, fait référence à la zone d'ombre des êtres, à ce dont on ne parle pas ouvertement, à ce qui n'est pas entièrement révélé. Elle peut donc être considérée (autant dans ces applications thérapeutiques que dans son approche des arts, littérature, etc.) comme une parole tragique en elle-même, parole qui traite de contradictions et de conflits, de transformations multiples, de liens tissés et de liens déliés, de structurations et de relâchement des structures, d'ordre et d'anarchie, de désir et d'interdit.

Dans la perspective psychanalytique, les paroles ambiguës des anciens acquièrent une autre dimension, et c'est l'ambiguïté même de leur sens qui constitue le fil qui lie la psychanalyse à la tragédie à travers une quête qui éclaircit pour nous les contradictions de notre propre nature.

Jean-Marie Domenach1 a dit que le tragique n'est pas lié au sort des hommes, ni à leurs
passions, ni à un manque d e connaissances, mais plutôt à la nature humaine, qui est un noeud de contradictions et d'affrontements entre la connaissance de nous-mêmes et sa perte: i.e., entre la lumière et l'ombre. Le logos psychanalytique est orienté vers cet aspect tragique de la nature humaine.

En fait, tout ce que l'on peut dire sur l'approche psychanalytique de la tragédie grecque ne concerne pas la seule tragédie, mais bien l'approche psychanalytique de tout travail intellectuel. Dans la pensée de Freud, toutefois, les pièces de théâtre, et en particulier les tragédies, occupent une place particulière, parce qu'elles nous confrontent à une scène dans laquelle des éléments d'une autre scène ­ l'inconscient ­ ont pénétré.
De même que les coulisses se trouvent derrière l'espace vide de la scène (un espace destiné à être rempli par les éléments d'une représentation théâtrale), de même l'inconscient est situé derrière les représentations mentales, qui sont la matière première des pensées créatrices des poètes tragiques2.
Quand le rideau se lève, les coulisses demeurent aussi sombres que si elles n'existaient pas, alors qu'elles bourdonnent, en réalité, du va et vient de ceux qui permettent la représentation.
C'est exactement ce qui se produit entre notre inconscient et la scène consciente de notre psychisme.

Freud a dit que tous les créateurs de travaux littéraires révèlent, dans leurs écrits, leurs fantasmes inconscients dans la même mesure ­ et en même temps ­ qu'ils les cachent3. Et on peut dire que l'analyste relie le sens latent avec le sens manifeste, en levant le rideau sur ce qui n'a pas été consciemment reconnu. Le contenu manifeste d'une tragédie n'est pas l'objet principal de la parole psychanalytique, qui cherche plutôt à en découvrir le contenu latent et à combler les vides du contenu manifeste en restaurant, par les associations, ce qui a été omis ou ce qui a été refoulé et est demeuré non-dit dans la pièce.

Ainsi, dans la tragédie de Médée, le contenu manifeste fait référence au meurtre des enfants.
Le meurtre est en réalité destiné à venger Médée de l'infidélité de Jason, mais il est déplacé sur le massacre des enfants. Au niveau latent cependant, ce meurtre fait aussi référence à la castration du mari, par la disparition de sa descendance. Médée réalise la castration de son objet d'amour, lorsque celui-ci se tourne vers une autre femme. A un niveau plus profond encore, en posant son sceau sur son propre destin, comme sur celui de Jason et des enfants, Médée touche aux sources de l'omnipotence narcissique.

Arrivés à ce point, une première question peut être formulées ; qu'est-ce qui nous permet de dire qu'une oeuvre d'art, une pièce de théâtre, un texte historique ou littéraire peut servir de support à une interprétation psychanalytique ? Et comment peut-on vérifier la validité d'une interprétation ? Aussi pourrait-on soutenir, lorsque nous donnons une interprétation "oedipienne" de l'OEdipe-Roi de Sophocle, que nous imposons arbitrairement cette interprétation à un texte qui, en réalité, peut être compris de bien des façons différentes.

On peut envisager deux réponses à ces questions. Il faut admettre que lorsqu'un psychanalyste s'attaque à un travail littéraire on peut dire qu'il agit arbitrairement. L'interprétation psychanalytique est basée sur les associations libres du psychanalyste, qui dépendent elles-mêmes de son analyse personnelle, et de son prolongement dans une auto-analyse jamais terminée. Par conséquent, quoi qu'un psychanalyste ait à dire sur des textes littéraires, il exprime la profondeur et l'étendue de son analyse personnelle. Les interprétation qu'il peut donner sont définies par ses propres limites psychiques internes, et c'est pourquoi certaines interprétations analytiques sont plus riches que d'autres.

Toutefois, quelle que soit sa richesse, il rencontre toujours ses propres limites internes, qui limitent sa tentative de transgression. En effet, la mise à jour des éléments latents, inconscients, d'une pièce ou d'un texte, représente une violation et, en essayant d'abattre la barrière de silence qui en dissimule les éléments inconscients, le psychanalyste pénètre dans une aire qu'on ne lui a pas ouverte. En ce sens, c'est un transgresseur et il en paye le prix en se heurtant aux barrières de ses propres inhibitions. Ainsi, quelle que soit la profondeur à laquelle une interprétation psychanalytique s'aventure, le cours de la pièce ou du texte ne sera jamais pleinement mis à jour.

Par ailleurs, les associations de l'analyste sont basées sur les connections entre ses idées et les forces qui les animent, i.e. les pulsions. Les associations ne sont pas arbitraires, parce qu'elles sont déclenchées par les représentations et par le fil d'idées qui court à travers toute la pièce ou le texte.
Mais il y a une autre raison encore pour laquelle l'approche psychanalytique ne peut épuiser le sens d'un texte littéraire ou d'une tragédie.
Dans son livre : "Mythe et Tragédie dans la Grèce Ancienne"4, Jean-Pierre Vernant dit que la tragédie se déroule à deux niveaux, dont l'un intéresse l'individu, tandis que l'autre concerne les questions qui dépassent l'individu (politique, morale, relations entre l'homme et la divinité, etc.). Les psychanalystes traitent surtout des motivations psychiques des héros d'une tragédie, mais la tragédie elle-même ne peut être réduite aux conflits psychologiques des héros, ni même aux problèmes psychologiques de son créateur, le poète tragique.

Pourtant, la tragédie, comme tout travail littéraire, en enregistrant les conflits inconscients qui motivent l'action de ses héros, révèle aussi la pensée de l'auteur, qui choisit un mythe particulier pour s'adresser au public à un moment historique donné. Elle devient donc un objet d'intérêt pour le psychanalyste, qui perçoit les interactions d'établissant entre les désirs et interdits de l'auteur, tels qu'ils sont projetés et prennent forme dans ses héros.

Prenons comme exemple le mythe de Prométhée tel qu'il a été utilisé par Eschyle5. Eschyle a choisi ce mythe comme thème d'une trilogie dont seule nous est parvenue la première partie. La pièce a donné lieu à de nombreuses interprétations : elle a été comprise comme l'articulation des espoirs de "l'homo faber" ; on a dit qu'elle reflétait les troubles politiques et historiques qui se produisaient au moment où Eschyle présentait sa tragédie devant la Cité ; on a dit aussi qu'elle rendait compte du nouvel ordre instauré dans la ville, l'ordre de Zeus, dont la figure de père fort et juste émerge lentement tout au long du déroulement de la trilogie.

Mais il semble plus intéressant de suivre l'usage qu'Eschyle a fait du mythe de Prométhée dans cette pièce, car il coïncide avec un moment crucial autant dans sa vie que dans celle de la Cité.
Le poète est né en 525 à Eleusis, dans une famille aristocratique. Son extrême ambivalence envers toute autorité le conduisit à se faire exclure du parti conservateur auquel appartenait sa famille. Mais il quitta aussi le parti démocratique lorsque celui-ci commença à pratiquer une politique impérialiste.
La question "Qui a le pouvoir et jusqu'où le pouvoir absolu peut-il mener les Athéniens ?"
était alors présente à tous les esprits. Eschyle avait, lui, à affronter un problème encore plus difficile, celui de son âge ; d'autres poètes occupaient le devant de la scène et la question cruciale devenait pour lui : "Comment demeurer, dans le champ de la poésie tragique, l'incontournable figure paternelle ? L'angoisse de castration ne pouvait donc être absente de son univers psychique interne.

A ce moment décisif de son histoire personnelle et de l'histoire de sa ville, Eschyle met en
scène un mythe qui lui permet de développer un fantasme d'omnipotence s'opposant à son angoisse de castration. Dans la pièce, il transforme le mythe tel que nous le connaissons d'après Hésiode et représente Prométhée comme étant un fils d'Ouranous, le situant ainsi dans la même lignée généalogique que Cronos. Il le présente aussi comme fils de la grande déesse-mère de la terre, Gala. La différence de génération est ainsi abolie dans la tragédie, alors qu'elle était présente dans la forme antérieure du mythe.

Dans la trilogie, Prométhée dit que c'est lui qui a donné à l'homme tout ce qu'il a ; son but est de renverser Zeus et de changer l'ordre établi par le Dieu-Père. Il s'adresse à la Grande Déesse Mère pour qu'elle le protège contre un père qu'il ne reconnaît pas comme tel. Il désire réaliser tous les espoirs cachés de l'homme. Il affirme: "J'ai libéré les hommes de la crainte de la mort, je leur ai donné l'esprit et la pensée. Tout ce que possède l'homme, c'est à Prométhée qu'il le doit".

Grâce aux pouvoirs prophétiques qu'il tient de sa mère Gala et en s'identifiant à elle, Prométhée peut prévoir les futures humiliations du dieu-père Zeus.
Il devient alors, pour les humains, une mère plus parfaite qu'aucune femme ne pourrait l'être, leur donnant ce qu'ils n'ont gagné ni par leur travail ni par leurs efforts. Il réalise ainsi un projet soudé à l'omnipotence infantile.

Sur les traces de Prométhée, l'analyste retrouve le chemin suivi par chaque petit enfant qui se révolte contre le pouvoir du père, qui essaye de le renverser, non seulement dans la rivalité oedipienne mais aussi ­ à un niveau plus profond, plus archaïque ­ parce qu'il croit qu'il peut ainsi agir en tant que représentant du phallus d'une mère prégénitale toute puissante. Mais dans la pièce, comme dans la vie, l'ordre paternel est finalement rétabli et la solution du conflit est trouvée par le biais d'une autre identification qui institue Prométhée comme porteur du feu sous le contrôle de Zeus.

Il est bien évident que les poètes tragiques ont utilisé les mythes pour exprimer non seulement des conflits psychologiques, mais aussi des conflits sociaux et moraux.

Pourquoi ? Je pense que chaque poète, plus ou moins consciemment, sait que s'il s'adresse à un public constitué par des individus qui, au-delà des différences de sexe, de générations, de culture et des données historico-sociales, disposent d'un organe psychique présentant des similitudes de base quant à sa structure et quant aux mécanismes avec lesquels il fonctionne.

Nous avons tous, auditeurs, acteurs, écrivains, un inconscient dont les productions, s'articulant avec les processus de notre pensée secondarisée, nous permettent la communication et la transmission des messages. Ces messages, d'ailleurs, dépassent souvent l'intention consciente de l'auteur mais, pour qui sait les entendre, ils portent l'écho des problèmes socio-psychologiques de leur temps, au modelage desquels à leur tour ils contribuent. Le poète est mené par les vents de son temps et à son tour soulève leurs tempêtes.

[Pour Eschyle, j'écrivais : "Savait-il ce que son choix du mythe de Prométhée, et l'usage qu'il en a fait, pouvaient signifier pour les auditeurs athéniens ? Faux problème pour un psychanalyste. Car à quelque savoir va-t-on se référer ?
Que les auditeurs de ce temps-là aient pu y retrouver l'écho de la lutte entre les nouvelles classes sociales qui s'affirmaient et les anciennes qui cédaient le pas, cela ne fait pas de doute.
Qu'ils aient été doublement sensibilisés par la reconnaissance de situations qui exigeaient des Athéniens qu'ils supportent les épreuves d'aventures politiques et guerrières sans céder, comme Prométhée l'a fait, cela est également probable. Mais peut-on affirmer qu'intuitivement ils n'y retrouvaient pas aussi le vécu d'une évolution psychoaffective et sexuelle nécessaire à chacun d'entre nous pour l'abord de la génitalité ?

Le sens de l'oeuvre d'un poète tragique ne se résume pas à une interprétation psychanalytique.
La grandeur des créateurs de la tragédie réside dans le fait qu'ils surent, consciemment ou inconsciemment, porter la charge de problématiques très différentes. Ils furent marqués par les événements historiques et par l'évolution sociale et morale de leur temps. Mais ils ont supporté également toute la gamme des désirs de l'homme.

Dans l'esprit et dans l'expression du poète tragique que fut Eschyle, sur le plan du divin comme sur le plan de l'humain, des notions cosmiques, sociologiques et psychologiques se doublent et s'entrecroisent. On ne peut sûrement pas rattacher l'oeuvre d'Eschyle ­ dans ce cas, la trilogie prométhéenne ­ à des explications qui relèvent uniquement des conflits dans l'individu, ou entre les générations, pas plus qu'on ne peut la relier au reflet d'un ordre existant dans la Cité ou à une organisation de valeurs prévalentes pour les humains comme pour les dieux. Il faudrait plutôt admettre que chaque tragédie coule son sens dans des moules divers, et que des approches différentes peuvent ne pas s'exclure l'une l'autre. Elles conduisent justement au carrefour où la polyvalence du logos tragique fait entendre son plein son." (A. Potamianou, op. cit., p. 218)]

Un autre aspect doit encore être étudié par le psychanalyste, qui est celui relevant de la question suivante : "Pourquoi tel mythe spécifique et non tel autre a-t-il fourni la matière première d'une tragédie ?" La réponse est évidente si ce mythe-là a été choisi, c'est qu'il permettait au poète d'exprimer le mieux possible le noeud de désirs et d'interdictions qu'il voulait élaborer.
Tout mythe est tissé autour d'un nucleus de désirs. Mais lorsqu'un psychanalyste étudie un mythe tel qu'il a été transformé par un poète tragique, il doit pouvoir répondre à la question du contenu du mythe, mais aussi à celle qui concerne la façon dont ce mythe est présenté par les mots de ce poète-là et les raisons de ses transformations. Le psychanalyste est ainsi confronté à une double élaboration symbolique.

Si l'on veut traiter de la transformation des mythes dans la tragédie antique, il faut aussi faire référence à la continuité et à l'identité. L'analyste peut retrouver, dans les tragédies antiques, non seulement les fantasmes et les conflits communs aux êtres humains depuis toujours, mais aussi les façons de traiter ces conflits, tels qu'on les repère dans la clinique analytique.

Les "Bacchantes" est une pièce célèbre d'Euripide sur laquelle on a beaucoup écrit.
Indépendamment du sens qu'on peut lui attribuer, le processus de réalisation de désir6 nous intéresse en lui-même par les analogies qu'on peut y trouver avec la pratique clinique.
Lorsque les Bacchantes poursuivent et font prisonniers les hommes qui viennent les regarder, elles sont déjà dans un état extatique parce qu'elles ont incorporé la puissance de Dionysos.
Ces pouvoirs leur appartiennent puisque, dans un mouvement régressif, elles ont incorporé la puissance du dieu, ce qui les place au-delà et en dehors des êtres humains.

Elles ouvrent ainsi une issue à la violence des forces que la civilisation essaye de contenir. En incorporant l'esprit de Dionysos, les femmes touchent à l'omnipotence et peuvent alors ignorer les limites ou le deuil, se situant ainsi en dehors de la condition humaine.
Une de mes patientes, qui avait beaucoup de mal à accepter les frustrations, maîtrisait l'excitation et la tension causée par les séparations, au moyen d'un semblable mouvement d'identification primaire ; ce n'était naturellement pas en s'identifiant à un dieu (car Hölderlin l'a dit : "Les dieux ont laissé vide notre ciel"), mais avec son analyste qu'elle y parvenait.

"Ne dites rien, ne bougez pas, je ne veux pas vous entendre. Je connais vos pensées, parce que je suis en vous... Vous et moi ne faisons qu'un. Maintenant, tout est possible. Vous ne pouvez plus disparaître, parce que vous êtes moi et que je suis vous. Dans ce château fort fermé, l'union parfaite devient possible... Je me sens comme si je tournais et tournais, au-delà du temps et de l'espace, sans limites, sans affects. Je ne sens ni peur ni douleur."

Après cette phase régressive, lorsqu'elle put penser à cet état de confusion, la patiente dit : "C'est 'le dedans' et 'le dehors', le 'tien' et le 'mien' qui ont été confondus. Maintenant, je peux penser à cela ; avant je ne pouvais que le ressentir."

Par-delà les centaines d'années qui nous séparent d'Euripide, l'omnipotence est restée le lot commun des êtres humains, et la façon dont on l'aborde est aussi restée semblable.

Pour la réflexion psychanalytique, la tragédie et le mythe ­ qu'Aristote définissait comme l'âme de la tragédie ­ détiennent le fil qui nous relie aux désirs et à leur satisfaction, aussi bien qu'aux interdits communs à toute l'humanité. En travaillant sur le texte d'une tragédie, l'analyste passe du manifeste au latent et au refoulé, comme il le fait lorsqu'il analyse ses patients.
Le mythe, dans une tragédie, représente le cour des besoins et des conflits des humains, et évoque pour nous un autre mythe : celui que chaque personne tisse à partir de sa propre vie, dans le but de remplir les vides de ses perceptions et souvenirs7.

L'analysant nourrit la chair de son analyse avec ses créations mythiques ; mythiques en ce sens que tout ce qu'il dit et sait de lui-même, de son passé et de son présent, est composé de parcelles d'événements qu'il a vécus et de perceptions combinées avec des éléments qui ne correspondent à aucune réalité autre que subjective. Chaque analysant déroule les fils conflictuels de son propre mythe de la même façon que se déroule le fil du mythe de la pensée poétique.
Certes, la situation psychanalytique a son propre cadre, alors que le théâtre définit son propre espace : la scène et l'espace des acteurs, l'espace des coulisses et celui du public. Il n'est donc pas question de substituer un espace à un autre, ni d'essayer de les considérer comme s'ils n'étaient qu'une seule et même chose ; pas plus que nous ne pouvons lier l'impact du déroulement d'une analyse aux effets que produit sur nous le fait d'assister à une tragédie, comme l'a si bien vu A. Green.

Peut-être pouvons-nous cependant soulever certaines questions autour de la problématique des identifications, parce qu'au théâtre, ce sont les identifications qui conduisent à la catharsis, de même que ce sont elles qui permettent la fin de l'analyse. Nous pouvons aussi nous demander pourquoi la tragédie, comme l'analyse, est centrée sur les relations familiales8.
Enfin on peut se poser la question de savoir sous quelle forme le poète exprime ses désirs, puisque c'est le désir qui indique la ressemblance entre l'inconscient du poète et celui du public, comme entre celui de l'analyste et de ses analysants. Mais il nous faut évidemment garder présent à l'esprit qu'au théâtre, comme dans l'analyse, le discours du désir ne peut jamais être rien d'autre qu'un discours sur l'échec de sa satisfaction.

Notre monde est aujourd'hui un monde où les hommes tentent de mettre en actes leurs expériences, bien plus qu'ils ne le leur permettent d'être représentées sur leur scène psychique interne, et où leurs dimensions symboliques pourraient se déployer. De ce fait il est impossible de couler ces expériences dans les formes théâtrales de la tragédie, cela est actuellement impossible.

Tout au plus vivons-nous aujourd'hui un drame interne, le drame de la non-communication et de la solitude. Mais le drame n'est pas la tragédie. Tragique est, par contre, l'hybris que nous maintenons en essayant d'exclure de notre psychisme le discours sur le tragique de nos existences et dans notre propre nature.

Traduction Perrine Baillon

1 J.-M. Domenach, Le retour du tragique, Seuil, Paris, 1967.

2 A. Green, Hamlet and Hamlet, Balland, Paris, 1982.

3 S. Freud, Creative writers and Day Dreaming, S. E. 9, p. 151.

4 J.-P. Vernant, Mythe et tragédie dans la Grèce antique, Maspéro, 1977.

5 A. Potamianou, "Réflexions psychanalytiques sur la Prométhia d'Eschyle" in Culture grecque et psychanalyse ; Les Belles Lettres 1980, coll. "Confluents Psychanalytiques".

6 A. Potamianou, Les enfants de la folie. Violence dans les identifications, Privat, 1984.

7 A. Green, Un oeil en trop, Minuit, 1969.

8 A. Potamianou, The personal Myth, Minuit 1969. "Points & Counterpoints" in Psychoanalytic Study of the Child, vol. 40, 1985 et dans "Personal Myth in Psychoanalytic Theory", int. Univ. Press, 1991.

Anna Potamianou
4, rue Karneadou
Athènes 10675 - Grèce

Résumé

Ce texte se rapproche à l'approche psychanalytique de la tragédie grecque. L'auteur pose la question de la validité de l'interprétation psychanalytique d'une tragédie, des limites, comme des ouvertures de cette approche. Elle considère la problématique du mythe qui est au cour de la tragédie, les transformations du mythe et ses analogies avec le mythe personnel dans la cure analytique.

Mots-clés : tragédie, psychanalyse, mythe, représentation.

Summary

This text refers to the psychoanalytic approach in ancient Greek tragedy. The author considers the validity of psychoanalytic interpretation as applied to tragedy, it's openings and limitations. She examines the myth which is the core of the tragedy, its transformations, as well as its analogies to the personal myth emerging in the process of psychoanalysis.

Key words: tragedy, psychoanalysis, myth, representation.

© Inconscientetsociete.com - Tous droits réservés
Aide en réalisation http://www.aideordi.info