Psychanalyste grecque, elle exerce à Athènes et a écrit
de très nombreux ouvrages, livres et articles parmi lesquels nous extrayons
:
· Réflexions psychanalytiques sur la Prometheia d'Eschyle
· Les
enfants de la folie. Violence dans les identifications
· The personal Myth
· Points and Counterpoints
Approche psychanalytique de la tragédie grecque
Montrer comment la
psychanalyse peut contribuer à la compréhension de la tragédie grecque est
déjà une entreprise tragique en soi. En effet, le désir, qui est le moteur d'une
entreprise aussi risquée, peut facilement devenir une "hybris" ; et ce
d'autant plus que la psychanalyse traite de la part ambiguë de la pensée
humaine, fait référence à la zone d'ombre des êtres, à ce dont on ne parle
pas ouvertement, à ce qui n'est pas entièrement révélé. Elle peut donc être
considérée (autant dans ces applications thérapeutiques que dans son
approche des arts, littérature, etc.) comme une parole tragique en
elle-même, parole qui traite de contradictions et de conflits, de
transformations multiples, de liens tissés et de liens déliés, de structurations
et de relâchement des structures, d'ordre et d'anarchie, de désir et
d'interdit.
Dans la perspective psychanalytique, les paroles ambiguës
des anciens acquièrent une autre dimension, et c'est l'ambiguïté même de
leur sens qui constitue le fil qui lie la psychanalyse à la tragédie à
travers une quête qui éclaircit pour nous les contradictions de notre propre
nature.
Jean-Marie Domenach1 a dit que le tragique n'est pas lié au
sort des hommes, ni à leurs
passions, ni à un manque d e connaissances, mais
plutôt à la nature humaine, qui est un noeud de contradictions et
d'affrontements entre la connaissance de nous-mêmes et sa perte: i.e., entre
la lumière et l'ombre. Le logos psychanalytique est orienté vers cet aspect
tragique de la nature humaine.
En fait, tout ce que l'on peut dire
sur l'approche psychanalytique de la tragédie grecque ne concerne pas la
seule tragédie, mais bien l'approche psychanalytique de tout travail
intellectuel. Dans la pensée de Freud, toutefois, les pièces de théâtre, et
en particulier les tragédies, occupent une place particulière, parce
qu'elles nous confrontent à une scène dans laquelle des éléments d'une autre
scène l'inconscient ont pénétré.
De même que les coulisses se trouvent
derrière l'espace vide de la scène (un espace destiné à être rempli par les
éléments d'une représentation théâtrale), de même l'inconscient est situé
derrière les représentations mentales, qui sont la matière première des
pensées créatrices des poètes tragiques2.
Quand le rideau se lève, les
coulisses demeurent aussi sombres que si elles n'existaient pas, alors
qu'elles bourdonnent, en réalité, du va et vient de ceux qui permettent la
représentation.
C'est exactement ce qui se produit entre notre inconscient
et la scène consciente de notre psychisme.
Freud a dit que tous les
créateurs de travaux littéraires révèlent, dans leurs écrits, leurs
fantasmes inconscients dans la même mesure et en même temps qu'ils les
cachent3. Et on peut dire que l'analyste relie le sens latent avec le sens
manifeste, en levant le rideau sur ce qui n'a pas été consciemment reconnu.
Le contenu manifeste d'une tragédie n'est pas l'objet principal de la parole
psychanalytique, qui cherche plutôt à en découvrir le contenu latent et à
combler les vides du contenu manifeste en restaurant, par les associations,
ce qui a été omis ou ce qui a été refoulé et est demeuré non-dit dans la
pièce.
Ainsi, dans la tragédie de Médée, le contenu manifeste fait
référence au meurtre des enfants.
Le meurtre est en réalité destiné à venger
Médée de l'infidélité de Jason, mais il est déplacé sur le massacre des
enfants. Au niveau latent cependant, ce meurtre fait aussi référence à la
castration du mari, par la disparition de sa descendance. Médée réalise la
castration de son objet d'amour, lorsque celui-ci se tourne vers une autre
femme. A un niveau plus profond encore, en posant son sceau sur son propre
destin, comme sur celui de Jason et des enfants, Médée touche aux sources de
l'omnipotence narcissique.
Arrivés à ce point, une première question
peut être formulées ; qu'est-ce qui nous permet de dire qu'une oeuvre d'art,
une pièce de théâtre, un texte historique ou littéraire peut servir de
support à une interprétation psychanalytique ? Et comment peut-on vérifier
la validité d'une interprétation ? Aussi pourrait-on soutenir, lorsque nous
donnons une interprétation "oedipienne" de l'OEdipe-Roi de Sophocle, que
nous imposons arbitrairement cette interprétation à un texte qui, en
réalité, peut être compris de bien des façons différentes.
On peut
envisager deux réponses à ces questions. Il faut admettre que lorsqu'un
psychanalyste s'attaque à un travail littéraire on peut dire qu'il agit
arbitrairement. L'interprétation psychanalytique est basée sur les
associations libres du psychanalyste, qui dépendent elles-mêmes de son
analyse personnelle, et de son prolongement dans une auto-analyse jamais
terminée. Par conséquent, quoi qu'un psychanalyste ait à dire sur des textes
littéraires, il exprime la profondeur et l'étendue de son analyse
personnelle. Les interprétation qu'il peut donner sont définies par ses
propres limites psychiques internes, et c'est pourquoi certaines
interprétations analytiques sont plus riches que d'autres.
Toutefois, quelle que soit sa richesse, il rencontre toujours ses
propres limites internes, qui limitent sa tentative de transgression. En
effet, la mise à jour des éléments latents, inconscients, d'une pièce ou
d'un texte, représente une violation et, en essayant d'abattre la barrière
de silence qui en dissimule les éléments inconscients, le psychanalyste pénètre
dans une aire qu'on ne lui a pas ouverte. En ce sens, c'est un transgresseur
et il en paye le prix en se heurtant aux barrières de ses propres
inhibitions. Ainsi, quelle que soit la profondeur à laquelle une
interprétation psychanalytique s'aventure, le cours de la pièce ou du texte ne
sera jamais pleinement mis à jour.
Par ailleurs, les associations de
l'analyste sont basées sur les connections entre ses idées et les forces qui
les animent, i.e. les pulsions. Les associations ne sont pas arbitraires, parce
qu'elles sont déclenchées par les représentations et par le fil d'idées qui
court à travers toute la pièce ou le texte.
Mais il y a une autre raison
encore pour laquelle l'approche psychanalytique ne peut épuiser le sens d'un
texte littéraire ou d'une tragédie.
Dans son livre : "Mythe et Tragédie dans
la Grèce Ancienne"4, Jean-Pierre Vernant dit que la tragédie se déroule à
deux niveaux, dont l'un intéresse l'individu, tandis que l'autre concerne
les questions qui dépassent l'individu (politique, morale, relations entre
l'homme et la divinité, etc.). Les psychanalystes traitent surtout des motivations
psychiques des héros d'une tragédie, mais la tragédie elle-même ne peut être
réduite aux conflits psychologiques des héros, ni même aux problèmes
psychologiques de son créateur, le poète tragique.
Pourtant, la
tragédie, comme tout travail littéraire, en enregistrant les conflits
inconscients qui motivent l'action de ses héros, révèle aussi la pensée de
l'auteur, qui choisit un mythe particulier pour s'adresser au public à un
moment historique donné. Elle devient donc un objet d'intérêt pour le
psychanalyste, qui perçoit les interactions d'établissant entre les désirs et
interdits de l'auteur, tels qu'ils sont projetés et prennent forme dans ses
héros.
Prenons comme exemple le mythe de Prométhée tel qu'il a été
utilisé par Eschyle5. Eschyle a choisi ce mythe comme thème d'une trilogie
dont seule nous est parvenue la première partie. La pièce a donné lieu à de
nombreuses interprétations : elle a été comprise comme l'articulation des
espoirs de "l'homo faber" ; on a dit qu'elle reflétait les troubles
politiques et historiques qui se produisaient au moment où Eschyle
présentait sa tragédie devant la Cité ; on a dit aussi qu'elle rendait
compte du nouvel ordre instauré dans la ville, l'ordre de Zeus, dont la
figure de père fort et juste émerge lentement tout au long du déroulement de
la trilogie.
Mais il semble plus intéressant de suivre l'usage
qu'Eschyle a fait du mythe de Prométhée dans cette pièce, car il coïncide
avec un moment crucial autant dans sa vie que dans celle de la Cité.
Le
poète est né en 525 à Eleusis, dans une famille aristocratique. Son extrême
ambivalence envers toute autorité le conduisit à se faire exclure du parti
conservateur auquel appartenait sa famille. Mais il quitta aussi le parti
démocratique lorsque celui-ci commença à pratiquer une politique
impérialiste.
La question "Qui a le pouvoir et jusqu'où le pouvoir absolu
peut-il mener les Athéniens ?"
était alors présente à tous les esprits.
Eschyle avait, lui, à affronter un problème encore plus difficile, celui de
son âge ; d'autres poètes occupaient le devant de la scène et la question
cruciale devenait pour lui : "Comment demeurer, dans le champ de la poésie
tragique, l'incontournable figure paternelle ? L'angoisse de castration ne
pouvait donc être absente de son univers psychique interne.
A ce
moment décisif de son histoire personnelle et de l'histoire de sa ville, Eschyle
met en
scène un mythe qui lui permet de développer un fantasme d'omnipotence
s'opposant à son angoisse de castration. Dans la pièce, il transforme le
mythe tel que nous le connaissons d'après Hésiode et représente Prométhée
comme étant un fils d'Ouranous, le situant ainsi dans la même lignée
généalogique que Cronos. Il le présente aussi comme fils de la grande
déesse-mère de la terre, Gala. La différence de génération est ainsi abolie
dans la tragédie, alors qu'elle était présente dans la forme antérieure du
mythe.
Dans la trilogie, Prométhée dit que c'est lui qui a donné à
l'homme tout ce qu'il a ; son but est de renverser Zeus et de changer
l'ordre établi par le Dieu-Père. Il s'adresse à la Grande Déesse Mère pour
qu'elle le protège contre un père qu'il ne reconnaît pas comme tel. Il désire
réaliser tous les espoirs cachés de l'homme. Il affirme: "J'ai libéré les
hommes de la crainte de la mort, je leur ai donné l'esprit et la pensée.
Tout ce que possède l'homme, c'est à Prométhée qu'il le doit".
Grâce aux pouvoirs prophétiques qu'il tient de sa mère Gala et en
s'identifiant à elle, Prométhée peut prévoir les futures humiliations du
dieu-père Zeus.
Il devient alors, pour les humains, une mère plus parfaite
qu'aucune femme ne pourrait l'être, leur donnant ce qu'ils n'ont gagné ni
par leur travail ni par leurs efforts. Il réalise ainsi un projet soudé à
l'omnipotence infantile.
Sur les traces de Prométhée, l'analyste
retrouve le chemin suivi par chaque petit enfant qui se révolte contre le
pouvoir du père, qui essaye de le renverser, non seulement dans la rivalité
oedipienne mais aussi à un niveau plus profond, plus archaïque parce
qu'il croit qu'il peut ainsi agir en tant que représentant du phallus d'une
mère prégénitale toute puissante. Mais dans la pièce, comme dans la vie,
l'ordre paternel est finalement rétabli et la solution du conflit est
trouvée par le biais d'une autre identification qui institue Prométhée comme
porteur du feu sous le contrôle de Zeus.
Il est bien évident que les
poètes tragiques ont utilisé les mythes pour exprimer non seulement des
conflits psychologiques, mais aussi des conflits sociaux et moraux.
Pourquoi ? Je pense que chaque poète, plus ou moins consciemment, sait
que s'il s'adresse à un public constitué par des individus qui, au-delà des
différences de sexe, de générations, de culture et des données
historico-sociales, disposent d'un organe psychique présentant des
similitudes de base quant à sa structure et quant aux mécanismes avec
lesquels il fonctionne.
Nous avons tous, auditeurs, acteurs, écrivains,
un inconscient dont les productions, s'articulant avec les processus de
notre pensée secondarisée, nous permettent la communication et la
transmission des messages. Ces messages, d'ailleurs, dépassent souvent
l'intention consciente de l'auteur mais, pour qui sait les entendre, ils
portent l'écho des problèmes socio-psychologiques de leur temps, au modelage
desquels à leur tour ils contribuent. Le poète est mené par les vents de son
temps et à son tour soulève leurs tempêtes.
[Pour Eschyle, j'écrivais :
"Savait-il ce que son choix du mythe de Prométhée, et l'usage qu'il en a
fait, pouvaient signifier pour les auditeurs athéniens ? Faux problème pour un
psychanalyste. Car à quelque savoir va-t-on se référer ?
Que les
auditeurs de ce temps-là aient pu y retrouver l'écho de la lutte entre les
nouvelles classes sociales qui s'affirmaient et les anciennes qui cédaient
le pas, cela ne fait pas de doute.
Qu'ils aient été doublement sensibilisés
par la reconnaissance de situations qui exigeaient des Athéniens qu'ils
supportent les épreuves d'aventures politiques et guerrières sans céder,
comme Prométhée l'a fait, cela est également probable. Mais peut-on affirmer
qu'intuitivement ils n'y retrouvaient pas aussi le vécu d'une évolution
psychoaffective et sexuelle nécessaire à chacun d'entre nous pour l'abord de
la génitalité ?
Le sens de l'oeuvre d'un poète tragique ne se résume pas
à une interprétation psychanalytique.
La grandeur des créateurs de la
tragédie réside dans le fait qu'ils surent, consciemment ou inconsciemment,
porter la charge de problématiques très différentes. Ils furent marqués par
les événements historiques et par l'évolution sociale et morale de leur
temps. Mais ils ont supporté également toute la gamme des désirs de l'homme.
Dans l'esprit et dans l'expression du poète tragique que fut Eschyle,
sur le plan du divin comme sur le plan de l'humain, des notions cosmiques,
sociologiques et psychologiques se doublent et s'entrecroisent. On ne peut
sûrement pas rattacher l'oeuvre d'Eschyle dans ce cas, la trilogie
prométhéenne à des explications qui relèvent uniquement des conflits dans
l'individu, ou entre les générations, pas plus qu'on ne peut la
relier au reflet d'un ordre existant dans la Cité ou à une organisation de
valeurs prévalentes pour les humains comme pour les dieux. Il faudrait
plutôt admettre que chaque tragédie coule son sens dans des moules divers,
et que des approches différentes peuvent ne pas s'exclure l'une l'autre.
Elles conduisent justement au carrefour où la polyvalence du logos tragique
fait entendre son plein son." (A. Potamianou, op. cit., p. 218)]
Un
autre aspect doit encore être étudié par le psychanalyste, qui est celui
relevant de la question suivante : "Pourquoi tel mythe spécifique et non tel
autre a-t-il fourni la matière première d'une tragédie ?" La réponse est
évidente si ce mythe-là a été choisi, c'est qu'il permettait au poète
d'exprimer le mieux possible le noeud de désirs et d'interdictions qu'il
voulait élaborer.
Tout mythe est tissé autour d'un nucleus de désirs.
Mais lorsqu'un psychanalyste étudie un mythe tel qu'il a été transformé par
un poète tragique, il doit pouvoir répondre à la question du contenu du
mythe, mais aussi à celle qui concerne la façon dont ce mythe est présenté par
les mots de ce poète-là et les raisons de ses transformations. Le
psychanalyste est ainsi confronté à une double élaboration symbolique.
Si l'on veut traiter de la transformation des mythes dans la tragédie
antique, il faut aussi faire référence à la continuité et à l'identité.
L'analyste peut retrouver, dans les tragédies antiques, non seulement les
fantasmes et les conflits communs aux êtres humains depuis toujours, mais
aussi les façons de traiter ces conflits, tels qu'on les repère dans la
clinique analytique.
Les "Bacchantes" est une pièce célèbre d'Euripide
sur laquelle on a beaucoup écrit.
Indépendamment du sens qu'on peut lui
attribuer, le processus de réalisation de désir6 nous intéresse en lui-même
par les analogies qu'on peut y trouver avec la pratique clinique.
Lorsque
les Bacchantes poursuivent et font prisonniers les hommes qui viennent les
regarder, elles sont déjà dans un état extatique parce qu'elles ont
incorporé la puissance de Dionysos.
Ces pouvoirs leur appartiennent puisque,
dans un mouvement régressif, elles ont incorporé la puissance du dieu, ce
qui les place au-delà et en dehors des êtres humains.
Elles ouvrent
ainsi une issue à la violence des forces que la civilisation essaye de contenir.
En incorporant l'esprit de Dionysos, les femmes touchent à l'omnipotence et
peuvent alors ignorer les limites ou le deuil, se situant ainsi en dehors de
la condition humaine.
Une de mes patientes, qui avait beaucoup de mal à
accepter les frustrations, maîtrisait l'excitation et la tension causée par
les séparations, au moyen d'un semblable mouvement d'identification primaire
; ce n'était naturellement pas en s'identifiant à un dieu (car Hölderlin l'a
dit : "Les dieux ont laissé vide notre ciel"), mais avec son analyste qu'elle y
parvenait.
"Ne dites rien, ne bougez pas, je ne veux pas vous entendre.
Je connais vos pensées, parce que je suis en vous... Vous et moi ne faisons
qu'un. Maintenant, tout est possible. Vous ne pouvez plus disparaître, parce
que vous êtes moi et que je suis vous. Dans ce château fort fermé, l'union
parfaite devient possible... Je me sens comme si je tournais et tournais,
au-delà du temps et de l'espace, sans limites, sans affects. Je ne sens ni
peur ni douleur."
Après cette phase régressive, lorsqu'elle put penser à
cet état de confusion, la patiente dit : "C'est 'le dedans' et 'le dehors',
le 'tien' et le 'mien' qui ont été confondus. Maintenant, je peux penser à
cela ; avant je ne pouvais que le ressentir."
Par-delà les centaines d'années qui nous séparent d'Euripide,
l'omnipotence est restée le lot commun des êtres humains, et la façon dont
on l'aborde est aussi restée semblable.
Pour la réflexion psychanalytique, la
tragédie et le mythe qu'Aristote définissait comme
l'âme de la tragédie détiennent le fil qui
nous relie aux désirs et à leur satisfaction, aussi bien
qu'aux interdits communs à toute l'humanité. En
travaillant sur le texte d'une tragédie, l'analyste passe du
manifeste au latent et au refoulé, comme il le fait lorsqu'il
analyse ses patients.
Le mythe, dans une tragédie, représente le cour des besoins et des conflits
des humains, et évoque pour nous un autre mythe : celui que chaque personne
tisse à partir de sa propre vie, dans le but de remplir les vides de ses
perceptions et souvenirs7.
L'analysant nourrit la chair de son analyse
avec ses créations mythiques ; mythiques en ce sens que tout ce qu'il dit et
sait de lui-même, de son passé et de son présent, est composé de parcelles
d'événements qu'il a vécus et de perceptions combinées avec des éléments qui ne
correspondent à aucune réalité autre que subjective. Chaque analysant
déroule les fils conflictuels de son propre mythe de la même façon que se
déroule le fil du mythe de la pensée poétique.
Certes, la situation
psychanalytique a son propre cadre, alors que le théâtre définit son propre
espace : la scène et l'espace des acteurs, l'espace des coulisses et celui
du public. Il n'est donc pas question de substituer un espace à un autre, ni
d'essayer de les considérer comme s'ils n'étaient qu'une seule et même chose
; pas plus que nous ne pouvons lier l'impact du déroulement d'une analyse
aux effets que produit sur nous le fait d'assister à une tragédie, comme l'a
si bien vu A. Green.
Peut-être pouvons-nous cependant soulever certaines
questions autour de la problématique des identifications, parce qu'au
théâtre, ce sont les identifications qui conduisent à la catharsis, de même
que ce sont elles qui permettent la fin de l'analyse. Nous pouvons aussi nous
demander pourquoi la tragédie, comme l'analyse, est centrée sur les
relations familiales8.
Enfin on peut se poser la question de savoir sous
quelle forme le poète exprime ses désirs, puisque c'est le désir qui indique
la ressemblance entre l'inconscient du poète et celui du public, comme entre
celui de l'analyste et de ses analysants. Mais il nous faut évidemment
garder présent à l'esprit qu'au théâtre, comme dans l'analyse, le discours
du désir ne peut jamais être rien d'autre qu'un discours sur l'échec de sa
satisfaction.
Notre monde est aujourd'hui un monde où les hommes tentent
de mettre en actes leurs expériences, bien plus qu'ils ne le leur permettent
d'être représentées sur leur scène psychique interne, et où leurs dimensions
symboliques pourraient se déployer. De ce fait il est impossible de couler
ces expériences dans les formes théâtrales de la tragédie, cela est
actuellement impossible.
Tout au plus vivons-nous aujourd'hui un
drame interne, le drame de la non-communication et de la solitude. Mais le
drame n'est pas la tragédie. Tragique est, par contre, l'hybris que nous
maintenons en essayant d'exclure de notre psychisme le discours sur le
tragique de nos existences et dans notre propre nature.
Traduction
Perrine Baillon
1 J.-M. Domenach, Le retour du tragique, Seuil,
Paris, 1967.
2 A. Green, Hamlet and Hamlet, Balland, Paris, 1982.
3 S. Freud, Creative writers and Day Dreaming, S. E. 9, p. 151.
4 J.-P. Vernant, Mythe et tragédie dans la
Grèce antique, Maspéro, 1977.
5 A.
Potamianou, "Réflexions psychanalytiques sur la Prométhia d'Eschyle" in
Culture grecque et psychanalyse ; Les Belles Lettres 1980, coll.
"Confluents Psychanalytiques".
6 A. Potamianou, Les
enfants de la folie. Violence dans les identifications, Privat, 1984.
7 A. Green, Un oeil en trop, Minuit, 1969.
8 A. Potamianou, The personal Myth, Minuit 1969. "Points &
Counterpoints" in Psychoanalytic Study of the Child, vol. 40, 1985 et
dans "Personal Myth in Psychoanalytic Theory", int. Univ. Press, 1991.
Anna Potamianou
4, rue Karneadou
Athènes 10675 -
Grèce
Résumé
Ce texte se rapproche à l'approche
psychanalytique de la tragédie grecque. L'auteur pose la question de la
validité de l'interprétation psychanalytique d'une tragédie, des limites, comme
des ouvertures de cette approche. Elle considère la problématique du mythe
qui est au cour de la tragédie, les transformations du mythe et ses
analogies avec le mythe personnel dans la cure analytique.
Mots-clés
: tragédie, psychanalyse, mythe, représentation.
Summary
This text refers to the psychoanalytic approach in ancient Greek
tragedy. The author considers the validity of psychoanalytic interpretation
as applied to tragedy, it's openings and limitations. She examines the myth
which is the core of the tragedy, its transformations, as well as its
analogies to the personal myth emerging in the process of psychoanalysis.
Key words: tragedy, psychoanalysis, myth, representation.
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