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Le bêlement du tigre
Sado-masochisme et névrose de destinée
Gabrielle Rubin
Société psychanalytique de Paris
Dr. es-Psychanalyse
Une question me trouble comme elle trouble, je crois, beaucoup d'entre nous : quelle est la cause de l'agressivité humaine, de celle qui mène aux guerres, aux génocides, aux goulags...?
Ces êtres de violence qui ont torturé et mis à mort des millions de nos semblables, sont-ils comme nous? Et sinon, où se situe la différence ?
A vrai dire, il n'y a pas grand monde, à l'heure actuelle, pour soutenir qu'ils sont "d'une autre race", car c'est justement cette idéologie-là qui prétend que les hommes ne font pas tous partie de la même espèce.
Il n'y a pas grand monde pour le soutenir, mais il y en a beaucoup pour l'espérer pour se rassurer en pensant que NOUS, nous sommes différents, nous sommes à l'abri de pareilles horreurs.
C'est naturellement vers la psychanalyse que je me suis tournée pour essayer de trouver un début de réponse à cette question. Et c'est d'une réponse partielle, fragmentaire, qu'il va bien évidemment s'agir, car ce problème est si complexe qu'un seul instrument d'analyse ne saurait suffire.

Le lamento de la chèvre

Dans le roman que lui a inspiré son enfance, "Stalky & Cie", Rudyard Kipling raconte qu'aux Indes, lorsqu'on désire tuer un tigre sans effort et à coup sûr, on plante dans son territoire un piquet auquel on attache une chèvre. Celle-ci commence par brouter tranquillement autour d'elle puis, ayant épuisé la quantité d'herbe permise par la longueur de la corde qui l'attache et sentant la nuit venir, la malheureuse bête se met à bêler de plus en plus fort et de plus en plus lamentablement.
Ses cris de terreur ne font qu'alerter le tigre, exciter sa faim et lui indiquer où se trouve l'objet de sa convoitise. Les chasseurs, embusqués au bon endroit, n'ont plus alors qu'à le tirer au moment où il est occupé à dévorer sa proie.

C'est cette anecdote qui m'a éclairée tandis que, une fois de plus, j'essayais de m'expliquer comment fonctionne cette maladie étrange que Freud a appelé une névrose de destinée. Cette névrose se caractérise par le retour périodique d'enchaînements identiques d'événements pénibles auxquels le sujet semble soumis comme à une fatalité extérieure.
Freud nous incite, au contraire, à en chercher les causes dans l'inconscient, et plus précisément du côté de la compulsion de répétition. Freud cite, dans "Au-delà du Principe de Plaisir" (1920), ces cas où les personnes "donnent l'impression d'un destin qui les poursuit, d'une orientation démoniaque de leur existence, et propose, comme exemples, les bienfaiteurs toujours payés d'ingratitude, les amis toujours trahis, etc. Cela se répétant parce qu'il y a, "dans la vie psychique, une tendance irrésistible à la reproduction, à la répétition, tendance qui s'affirme sans tenir compte du principe de plaisir", c'est-à-dire sans tenir compte de ce qui nous apparaît comme agréable et bon pour nous. Or les guerres, le terrorisme, les violences de toutes sortes, qui sans cesse ressurgissent et se multiplient ne sont ni agréables, ni bonnes pour la grande majorité d'entre nous.
Alors, d'où nous vient cette névrose de destinée, cette compulsion à la répétition ?

Dans le travail clinique, s'il m'était parfois relativement facile de déceler la cause névrotique de ces répétitions mortifères, d'autres cas, en revanche, me posaient problème.
Un exemple des premiers cas pourrait être celui-ci : nous avons tous rencontré des hommes (ou des femmes) qui, ayant à grand peine mis fin à un mariage malheureux, choisissent inconsciemment un conjoint qui présente justement les mêmes défauts que le premier.
Tous les amis, tous les proches savent que cela va mal finir, le sujet seul l'ignore, se remarie, est malheureux, re-divorce, etc.
On comprend aisément, dans de tels cas que, pour des raisons névrotiques, le sujet ne peut choisir QUE une personne présentant des caractéristiques aptes à faire son malheur.

Mais il est des cas plus épineux, où le sujet n'a pas la possibilité de choix, où le hasard seul associe deux êtres et où, cependant, les mêmes enchaînements malheureux se reproduisent.
Un exemple, parmi bien d'autres est celui d'un de mes patients que j'appellerai Pierre. Celui-ci était bon ingénieur et travaillait depuis quelques années dans une entreprise où, bien que donnant satisfaction, il était pourtant le souffre-douleur de son patron. Ce directeur était un homme peu capable, qui rejetait toutes ses erreurs sur le pauvre Pierre. Ce qui devait arriver arriva, car le patron pouvait bien rejeter le poids de ses propres fautes sur Pierre, celles-ci n'en étaient pas moins commises ; l'entreprise dut déposer son bilan et Pierre se trouva au chômage.

Grâce à de bons amis qui connaissaient sa valeur professionnelle, Pierre put, en un temps raisonnable, retrouver un meilleur emploi. Il était mieux payé, occupant des fonctions plus intéressantes et l'entreprise ne périclitait pas, mais le patron le houspillait sans arrêt.
Puis, ce patron fut appelé à de plus hautes fonctions et Pierre se crut sauvé. Le remplaçant semblait calme et affable, et pourtant le même scénario se répéta. C'est alors qu'il vint me voir, poussé par sa femme, qui commençait à se demander si Pierre était poursuivi par le destin ou si quelque chose en lui attirait la foudre.

En effet, dans le premier cas cité, c'est le sujet qui choisit son conjoint et il le choisit suivant des critères qui, pour être inconscients, n'en sont pas moins déterminants. Mais dans le cas de Pierre ? Jeune ingénieur frais émoulu il avait, la première fois, pris ce qui s'était présenté ; on peut donc peut-être admettre qu'il avait pu "mal choisir". Mais la deuxième fois, c'étaient des amis qui avaient choisi pour lui et qui lui avaient présenté un patron plutôt aimable ; la troisième fois, non seulement un patron avait succédé à un autre sans qu'il y fût pour rien mais, de plus, ce dernier avait la réputation d'un homme particulièrement compréhensif.
Alors...? se demandaient Pierre et son épouse, sommes-nous maudits ?

(Il y avait évidemment compulsion de répétition et persistance du masochisme chez Pierre, mais comme il n'était pas partie prenante dans la mise en scène du scénario, puisque ce n'était pas lui qui choisissait son partenaire, un élément de compréhension me manquait.)

Mon hypothèse, on l'aura compris d'après l'exemple de la chèvre, est qu'automatiquement, le masochisme de l'un excite le sadisme de l'autre, cet autre fût-il ­ dans des circonstances plus habituelles ­ le moins sadique des êtres.
Nous savons bien que nous avons en nous toutes les pulsions, tantôt à l'état latent, tantôt de façon manifeste. Je propose donc 1'idée qu'une pulsion sadique, même très inhibée à l'état normal, peut être brusquement réactivée par le bêlement silencieux et inconscient d'un masochiste, tout comme la faim assoupie du tigre l'est par le cri de la chèvre, qui appelle sa mort en croyant appeler au secours.

Après le cas de Pierre, je prendrai pour deuxième exemple de masochisme, l'admirable "Père Goriot", dont on connaît le thème : l'amour effréné d'un père pour ses filles qui, elles, le mènent à la mort par les tourments qu'elles lui infligent.

De son ouvrage, Balzac écrit : "Ah, sachez-le : ce drame n'est ni une fiction, ni un roman. All is true, il est si véritable que chacun peut en reconnaître les éléments chez soi, dans son coeur peut-être".
Autrement dit : ne pensez pas être à l'abri, ne condamnez pas les filles de Goriot en vous
croyant meilleur qu'elles ; nous sommes tous capables du pire : pour les uns rarement, pour d'autres très souvent, mais les pulsions du mal sont dans le coeur de chacun.

Balzac sait cela et il a aussi l'intuition du lien qui unit nécessairement le "trop de bonté" et le sadisme. Ce n'est qu'au seuil de la mort qu'il fait prendre conscience au malheureux Goriot de cet état de choses, mais le livre reprend plusieurs fois le thème. Au père mourant, il fait dire : "Je voudrais être riche, je les verrais. Ma foi, qui sait ? Elles ont toutes les deux un coeur de roche. J'avais trop d'amour pour elles pour qu'elles en eussent pour moi. Un père doit être toujours riche, il doit tenir ses enfants en bride comme des chevaux". Et, plus loin : "J'ai bien expié le péché de trop les aimer. Elles se sont bien vengées de mon affection elles m'ont tenaillé comme des bourreaux".

Mais en même temps et bien qu'une amorce de compréhension se fasse jour en lui, Goriot ne renonce pas à son masochisme ; son seul désir serait d'être riche, pour pouvoir encore et encore leur donner de l'argent et recevoir, en retour, leurs affronts.
Plus encore : il a, en ce moment suprême, l'intuition qu'il n'y a pas, en lui, que de l'amour paternel et que cet amour n'est pas si admirable qu'on voudrait nous le faire croire.
Balzac lui fait dire : "Eh bien, les pères sont si bêtes ! Je les aimais tant que j'y suis retourné comme un joueur au jeu. Mes filles, c'était mon vice à moi ; elles étaient mes maîtresses, enfin tout !"

(Il est clair ici, tout le contexte le prouve, qu'il ne s'agit pas de désir physique, mais que Goriot est possédé par ses filles. Et le mot "maîtresses" fait songer bien davantage à la maîtresse d'un esclave qu'à celle d'un amant.)

Parce qu'il est un connaisseur d'âmes d'une infinie subtilité, Balzac a pu mettre le vrai mot sur tout cela : c'est de perversité qu'il s'agit. Ce qui n'exclut nullement un très véritable et pur amour paternel. Mais ici comme toujours, ce qui tend vers l'absolu perd ses qualités et devient mortifère ; et la bonté, poussée à l'extrême, se colore de masochisme.

Balzac fait reprendre par d'autres personnages du roman ce rapport étroit qui existe entre "trop de bonté" et sadisme. Par exemple, il fait dire à Vautrin, expert es-perversités s'il en est : "ceux-là (qui ont une vraie passion), vous leur offririez toutes les femmes de la terre, ils s'en moquent, ils ne veulent que celle qui satisfait leur passion. Souvent, cette femme ne les aime pas du tout, leur vend fort cher des bribes de satisfaction ; eh bien !, mes farceurs ne se lassent pas, et mettraient leur dernière couverture au mont-de-piété pour lui apporter leur dernier écu.
Le père Goriot est un de ces gens là".

Mais la douce, la bonne, l'admirable Mme de Beauséant (qui est la figure lumineuse du roman, comme Vautrin et les filles de Goriot en sont les visages noirs), ne pense pas autrement ; s'adressant à Rastignac, alors jeune homme pauvre et encore honnête, elle lui dit : "Plus froidement vous calculerez, plus avant vous irez. Frappez sans pitié, vous serez craint.
N'acceptez les hommes et les femmes que comme des chevaux de poste que vous laisserez crever à chaque relais, vous arriverez ainsi au faite de vos désirs... Mais si vous avez un sentiment vrai, cachez-le comme un trésor ; ne le laissez jamais soupçonner, vous seriez perdu. Vous ne seriez plus le bourreau, vous deviendriez la victime. Si jamais vous aimiez, gardez bien le secret.

C'est sous le coup d'une extrême douleur, causée par la trahison de l'homme qu'elle aime, que Mme de Beauséant parle d'une façon si contraire à sa nature.

Mais à nous, pour qui Freud a théorisé les pulsions en général et le sado-masochisme en
particulier, il semble clair que ce n'est pas, comme le dit Vautrin, malgré le fait qu'on les rudoie, et qu'on leur vende fort cher des bribes de satisfaction, que de tels hommes sont
soudés à de telles femmes, mais bien PARCE QUE. Et que si, comme l'affirme Mme de Beauséant, de bourreau on devient victime, ce n'est pas par hasard : chaque pulsion étant réversible, bourreau pour les uns, nous pouvons devenir victimes pour d'autres, ou encore devenir, avec la même personne, bourreau ou victime, suivant les moments et les
circonstances.
Selon les cas et la personnalité de chaque être, il y aura plus ou moins de chacun de ces ingrédients. En ce qui concerne Goriot par exemple, on peut penser qu'il n'a pas fait fortune sans écraser quelques personnes de-ci de-là, et Balzac nous cite précisément un concurrent déloyal que Goriot a acculé sans pitié à la faillite.

On pourrait aussi penser que Goriot n' a tout simplement pas eu de chance et que ses deux filles sont des monstres. Elles ont bien évidemment leur grande part de responsabilité dans cette affaire, car chacun peut résister aux pulsions qu'il condamne, et Delphine et Anastasie sont d'assez répugnantes personnes ; mais il n'en reste pas moins que Goriot, après avoir été relativement agressif (son succès en affaires et la bonne réputation dont il jouit me semblent montrer à la fois cette agressivité et la façon modérée dont il en a usé), est devenu masochiste.
En un premier temps, il le fut par rapport à ses filles, puis il sembla se laisser peu à peu envahir car, à la Pension Vauquer, tout le monde le maltraite, et lui accepte tout : la veuve Vauquer, après avoir été fière de ce pensionnaire, se met à le détester et à lui donner les plus bas morceaux aux repas ; Sylvie (la bonne de la pension) se moque de lui, Vautrin le méprise et enfin, dit Balzac : "Chacun essuyait sur lui sa bonne ou sa mauvaise humeur par des plaisanteries ou des bourrades".

Rien ne nous est dit des raisons pour lesquelles Goriot est devenu ainsi, puisque l'auteur lui-même se demande : "Par quel hasard ce mépris à demi haineux, cette persécution mélangée de pitié, ce non-respect du malheur avait-il frappé le plus ancien pensionnaire ? Y avait-il donné lieu par quelques-uns de ces ridicules ou de ces bizarreries que l'on pardonne moins que l'on pardonne des vices ? Peut-être est-il dans la nature humaine de tout faire supporter à qui souffre tout par humilité vraie, par faiblesse ou par indifférence".

C'est après la mort de sa femme tendrement aimée que Goriot commença à devenir "trop
bon". Cette mort pourrait donc avoir été l'élément déclenchant qui aurait permis à sa pulsion masochique de se développer au-delà de toute raison ; on se sent toujours un peu coupable de la mort d'un être aimé et on sait, par ailleurs, les liens étroits qui unissent culpabilité et masochisme.

Pour Pierre, nous pûmes découvrir une profonde culpabilité, liée à une très légère difformité congénitale. Celle-ci ne le gênait nullement et ne l'avait entravé en rien ; il était très sportif et sa vie amoureuse était satisfaisante. Mais sa mère ne lui avait jamais pardonné l'atteinte narcissique que cela avait provoqué en elle. Elle ne lui reprochait rien directement, mais de gros soupirs à certaines occasions, sa façon de lui refuser certains vêtements, avaient vite fait comprendre à l'enfant le reproche voilé de sa mère. Il s'était senti horriblement coupable de la désillusion qu'il lui avait infligée, et cela de façon totalement inconsciente, jusqu'à ce que l'analyse vienne le lui révéler. Nous sûmes qu'il avait pris le bon chemin lorsqu'un jour il s'exclama : Bon sang ! J'ai gâché ma vie à cause de ça ! Mais je n'y suis pour rien, moi ! C'est elle qui m'a fait, non ?"

Il n'avait plus tous les torts, et il agressait (sur le divan exclusivement) une autre que lui : une petite partie de sa pulsion masochiste se transformait en son contraire, et devenait sadique, pour son plus grand bien.
(Sans qu'on puisse les employer indifféremment, les expressions : sadisme, pulsion d'emprise, pulsion d'agression sont assez proches et ont une racine commune.)

(Je n'avais pas l'intention d'aborder, au début de cette réflexion, le problème des camps de concentration, car il est bien clair que les malheureux déportés n'éprouvaient aucun plaisir à subir les souffrances inhumaines qui leur furent infligées et qui leur furent totalement imposées du dehors. Il serait donc tout à fait impropre de parler de masochisme à leur égard.
Mais ayant lu l'excellent livre de Tzvetan Todorov (1991) "Face à l'extrême", j'y ai trouvé ce qui me paraît être une éclatante confirmation de ma thèse. C'est certes sous la contrainte et à leur corps défendant que les malheureux déportés eurent une attitude "masochique", mais cela n'en réveilla pas moins chez les gardiens une pulsion sadique qui, pour certains, était restée jusque-là refoulée.

S'appuyant sur des récits de déportés, Todorov écrit : "Les personnes qui, dans les camps, jouissent de leur pouvoir sur les autres en leur infligeant des souffrances, n'ont aucune caractéristique distinctive. Plusieurs détenus ont même remarqué qu'elles ignoraient au début ces pratiques, mais les acquéraient avec une rapidité surprenante". Et il cite Germaine Tillion, la célèbre ethnologue, rescapée de Ravensbrück : "C'était, pour certaines d'entre nous, un petit jeu assez amer de chronométrer le temps que mettait une nouvelle 'aufseherin' avant d'atteindre ses chevrons de brutalité", puis il parle du cas d'une jeune fille qui dit à tout le monde pardon le jour de son arrivée à Ravensbrück et commence à prendre plaisir à la soumission des autres au bout de quatre jours seulement." Il cite Hermann Langbein, survivant et historien d'Auschwitz, qui écrit : "Une autre, qui pleure au début de son travail comme surveillante à Birkenau, devient exactement comme ses collègues en quelques jours aussi". "Ce n'est pas que ces filles soient d'une espèce particulière, reprend Todorov, en d'autres circonstances, elles n'auraient même pas su qu'elles pouvaient goûter à ces formes-là de la jouissance du pouvoir".

Je crois que mon hypothèse, suivant laquelle le masochisme (interne ou imposé) de l'un libère automatiquement le sadisme de 1'autre, donne une réponse possible à la question que se posent tant de gens, qu'on pourrait résumer ainsi : " Sont-ils comme nous ou sont-ils à part ?". Mais il ne faut surtout pas pour autant tout confondre, tout mélanger : être susceptible d'exprimer son sadisme inconscient, porter en soi, mais refusée, interdite, la pulsion d'agression, la pulsion de mort, c'est TOTALEMENT différent de : se laisser envahir par elle, l'accueillir, ne pas lui résister.

Todorov écrit : "Même au coeur des camps, dans cet extrême de l'extrême, le choix entre le bien et le mal reste possible, on l'a vu".
Certains gardiens furent humains, certains nazis se repentirent ; aussi refuse-t-il d'accepter l'opinion de Grossman, qui voudrait que l'on excusât tout, même les crimes nazis, car seuls la société, l'Etat sont coupables ; Todorov écrit : "Mais l'Etat ne vit pas en dehors des individus qui l'incarnent ; les forces obscures ont besoin de bras humains pour imposer leur volonté. Les supposer soumis à ce point, c'est en avoir une piètre opinion : au lieu de les excuser, Grossman les accable. Non, les hommes ne sont jamais entièrement privés de la possibilité de choisir". Et il ajoute plus loin : "La personne est responsable de ses actes, quelles que soient les pressions qu'elle subit, autrement elle renonce à son appartenance à l'humanité ; toutefois, si les pressions sont vraiment grandes, le jugement doit en tenir compte.")

Le Bêlement du tigre

Freud a longuement parlé des couples de pulsions opposées, et nous savons que c'est aisément que l'on passe de l'une à l'autre.
Il montre, dans "Pulsions et Destin des Pulsions" (1915), le retournement d'une pulsion qui passe de l'activité à la passivité.
Dans le sado-masochisme, par exemple, tourmenter (actif) est remplacé par : être tourmenté (but passif). D'autre part, "le retournement sur la personne propre se laisse mieux saisir dès que l'on considère que le masochisme est précisément un sadisme retourné sur le Moi propre".
La satisfaction est alors à trouver du côté de l'identification à l'agresseur. Freud écrit : "La satisfaction passe par la voie du sadisme originaire, dans la mesure où le moi passif reprend, sur le mode fantasmatique, sa place antérieure qui est maintenant cédée au sujet étranger".

Aussi est-ce presque par un lapsus que mon titre premier : "Le bêlement de la chèvre (excite le tigre) est devenu : Le bêlement du tigre", car il existe aussi une forme de violence douce qui, jouant sur la culpabilité de l'autre, réveille son masochisme latent.
Cette forme de sadisme est apparemment moins grave que l'autre, puisqu'elle est sans violence physique. Mais il est des cas où, par son invisible violence psychique, elle aussi est capable de provoquer d'énormes dégâts.
Chacun connaît des exemples de ces mères souffrantes, malheureuses, qui n'aiment que leur enfant, ne pensent qu'à lui, ont sacrifié leur vie pour lui et qui, en réalité, 1'ont tellement enserré dans les mailles de leur douceur sadique que le malheureux leur sacrifie sa vie. Pour obtenir pareil résultat on se présente, de façon inconsciente le plus souvent, comme passif, faible, offert aux coups sans intention de les rendre. L'autre alors se sent devenir malgré lui un bourreau sadique et cède pour échapper à une image de lui-même qui l'étonne et le révolte.

Pour qu'un tel processus s'actualise entre deux personnes, il faut que celui qui est contraint à se voir sous les traits d'un bourreau ait une bonne dose de culpabilité inconsciente et qu'il ne soit pas trop sadique (dans ce cas-là du moins, car il peut 1'être ailleurs. Tout comme il n'est pas impossible, à l'inverse, que des bourreaux nazis aient été des petits garçons brimés par leurs épouses.)

En ce qui concerne les sociétés, les processus de ce type me semblent se multiplier depuis peu, ce qui montre que nous commençons à ressentir de la culpabilité devant notre agressivité collective et que nous faisons quelques progrès du côté de ce que M. Klein origine dans la position dépressive (1934), de ce que Todorov appelle "le souci" (de l'autre) ce que d'autres nomment justice, respect des droits de l'homme, etc.

Mais il arrive aussi parfois que nous retournions un peu trop notre pulsion sadique sur nous-mêmes, et que de sadiques nous devenions quelque peu masochistes. Et cela peut finir par être excessif et donc nocif, même si nous approuvons les buts poursuivis par celui qui nous "sadise".

Il avait certes et la raison et le bon droit et la justice pour lui, le Mahatma Gandhi, lorsqu'il força les Anglais à lâcher prise et à rendre la liberté à son pays par la non-violence (expression qu'à juste titre il n'aimait pas, car elle ne correspond pas aux dures batailles que lui-même et ses partisans durent mener). Et on ne peut qu'approuver Baba Amte dont Marc Epstein (1991) écrit : "Depuis un an et demi, il refuse de bouger. Tous les jours, toute la journée, il reste allongé sur son lit, s'autorisant juste une promenade quotidienne, au lever du soleil, parce que c'est si beau. Pour le reste, il semble heureux de contempler de sa fenêtre, des heures durant, l'un des cinq fleuves sacrés de l'Inde : la Narmada. Certains disent qu'il se suicide. Lui parle de combat. A 77 ans, Baba Amte est en guerre contre ce qu'il considère comme une catastrophe : la construction, en aval, d'un des plus grands ensembles de barrages jamais imaginés par l'homme. Un désastre écologique, selon lui. Par sa présence obstinée sur les rives du fleuve, dans une des premières zones inondables, Amte veut obliger le gouvernement de Delhi à abandonner le projet. "...A Delhi, les officiels ont promis de reconsidérer leur plan. A Tokyo le gouvernement a repris sa part de financement, etc."

(Ce que je veux montrer ici, c'est comment on réveille le masochisme, la culpabilité inconsciente de l'autre, à condition que celui-ci ait déjà, en lui, un fond de culpabilité ; comment on peut le forcer à s'identifier à l'agresseur, à se sentir devenir bourreau. Car, pour ce qui est du fond, je suis en total accord avec tout ce qui a pour but de préserver la nature.)

C'est grâce aux mêmes mécanismes psychiques que les grévistes de la faim gagnent, c'est-à-dire en faisant jouer le registre de la culpabilité et du masochisme chez ceux qui n'accèdent pas à leur désir. Le journaliste Guillaume Malaurie était allé interviewer, en France, des réfugiés kurdes qui faisaient la grève de la faim pour qu'on ne les renvoie pas dans leurs pays ; il écrit : "Une cause humanitaire de plus ? Du tout. L'affaire est politique, mais d'un genre nouveau, car en allant jusqu'au bout, les grévistes de la faim, soutenus par quelques âmes charitables mettent en fait l'opinion publique et la classe politique française devant les conséquences de leur choix", et il rapporte ces mots d'un gréviste de la faim : "Il va falloir que vous ayez le coeur bien accroché, face à notre suicide, surtout après avoir versé de chaudes larmes sur nos frères d'Irak".
Et souvenons-nous, a contrario, de la mort des malheureux militants de l'I.R.A. en grève de la faim, que Mme Thatcher ­ ni bonne, ni culpabilisée, ni masochiste ­ laissa mourir dans leur prison ; ou encore pensons à certains pays, encore bien trop nombreux, où une grève de la faim ne pourrait qu'être agréable aux bourreaux, car elle se ferait leur complice.

Il semble bien qu'il y ait des Etats "sadiques" (mais les Etats sont faits d'individus, et si je refuse absolument l'idée de culpabilité collective, il nous faut cependant reconnaître qu'une majorité des citoyens de tels Etats en sont les complices actifs ou, au minimum, passifs ; comme le dit Todorov, il faut des bras et des mains pour appliquer des lois indignes). Et, en regard d' Etats ou de peuples sadiques, on peut aussi trouver des peuples masochistes.

J'en donnerai quelques exemples ou plutôt j'indiquerai quelques points de repère possibles car il n'est ni dans mon propos ni dans mes possibilités d'offrir une vue complète de l'histoire de ces peuples.

Yves Cuau, par exemple, nous parle des Kurdes, qui ont été victimes du "cynisme des grandes puissances", et que la fatalité a condamnés à être les artisans de leur propre malheur". Et il ajoute : "Les Palestiniens ont médiatisé leur cause en utilisant, à travers le monde entier l'arme du terrorisme. Les Kurdes, eux, à l'exception de quelques groupuscules basés en Turquie et en Syrie, s'y sont toujours refusés et sont morts par dizaines de milliers, les armes à la main, dans une indifférence générale".

Un autre exemple de ces peuples dispersés dont le malheur n'émeut pas grand monde est celui des Arméniens, qui ont été durement et longuement persécutés. D'après les documents que j'ai pu consulter, il semble bien que, tout en étant guerrier, ce peuple s'en soit tenu constamment ou presque à une éthique qui lui a fait refuser certaines méthodes comme, par exemple, le terrorisme et la trahison. Malgré cela (ou à cause de cela ?), il a lui-même été constamment massacré, torturé et trahi.
Les Arméniens ont, quelques rares fois, employé l'arme du terrorisme et A EUX, cela a toujours été violemment reproché, et a toujours mal réussi : "On a fait grand cas, dit J. de Morgan (1917), de ce que quelques-uns d'entre eux, suivant du reste les révolutionnaires russes et imitant leurs procédés, se soient laissés aller, lors de la crise du Caucase, à des excès fâcheux, à des actes de terrorisme (en Russie tzariste). L'immense majorité de la population a toujours conservé 1'attitude la plus raisonnable et la plus sage". En Turquie, c'est "poussée par le désespoir qu'une poignée de jeunes révolutionnaires organisa l'audacieuse manifestation de la Banque Ottomane, espérant, par ce geste, remettre à l'ordre du jour la question arménienne.
Cette violence fut une grande faute, car elle fournissait aux Turcs un prétexte à de nouveaux massacres". En effet, "les horreurs du moyen âge, décrites par Aristakès de Lastiverte, ne sont pas plus impressionnantes que celles dont les turcs et les Empires Centraux se rendent coupables aujourd'hui".
Suit une description des sévices, tortures et exactions des XIVe et XXe siècles, qui n'ont, en effet, rien à s'envier et sont fort semblables. Ceci n'a rien pour nous étonner, car nous
connaissons la pauvreté répétitive des actes sadiques. On se souvient aussi d'un court ­ même s'il fut très meurtrier ­ épisode de terrorisme arménien en France. Ce qui m'intéresse ici, c'est qu'il était, encore une fois, l'oeuvre d'une petite poignée de jeunes gens, qu'il ne fut pas soutenu par la communauté Arménienne et, de ce fait resta isolé.

Il semble aussi que les Arméniens aient été souvent victimes de trahisons. Citons quelques exemples parmi tant d'autres : "Lorsque jadis les princes et les armées chrétiennes allaient au recouvrement de la Terre Sainte, nulle nation et nul peuple, plus promptement et avec plus de zèle que les Arméniens, ne leur prêta son aide,en hommes, en chevaux, en substances et en conseils", et pourtant, dans les dernières années du XIVe siècle, les Mamelucks parvinrent à détruire ce peuple que l'Europe ne soutenait plus : "Ainsi ces gens furent sacrifiés, il y a bientôt six siècles, et abandonnés en victimes de leur dévouement" (J.de Morgan).

Ou encore, plus près de nous : au XXe siècle, les Arméniens de l'Est soutinrent, de nouveau fidèlement les Alliés dans la Grande Guerre ; un million d'Arméniens moururent pour que d'autres puissent vivre libres ; au Traité de Lausanne cependant (novembre 1922), les Arméniens furent, une fois de plus, abandonnés. Ils donnaient pourtant un exemple de courage et de maturité en se remettant au travail en dépit de toutes les difficultés. Leur gouvernement, successivement dirigé par Katchaznouni, Khadissian et Ohandjanian "rétablit graduellement l'ordre et la sécurité, reconstruisit les voie de communication, releva 1'agriculture (Pasdermadjian, 1949), mais cela ne leur servit de rien.
Leur fidélité envers leur pays d'accueil ne leur fut pas plus bénéfique ; Winston Churchill note que "Les Arméniens préférèrent une lutte fratricide entre des soldats arméniens des deux camps plutôt que de trahir leurs obligations de sujets turcs ou Russes". La réponse des Turcs, dès leur entrée en guerre aux côtés de l'Allemagne, fut le massacre d'un million d'Arméniens sur les deux millions cent mille qui vivaient en Turquie".

Je ne sais pas quelle raison, historique, religieuse ou autre peut expliquer, au niveau inconscient, les réactions de ces hommes, toujours fidèles et toujours trahis (ce que Freud mettait du côté de la névrose de destinée) ou s'il s'est plutôt agi, pour eux, de refuser certains moyens pour des raisons d'éthique ­ mais n'est-ce pas la même chose ? Car il faut malheureusement constater que les nobles raisons semblent bien, ici comme ailleurs, exciter la férocité naturelle des sadiques et réveiller celle, moins évidente, des gens qui ne le seraient pas de façon manifeste.

(Sur un plan plus général, chacun peut voir ­ par rapport à une attitude plutôt sadique ou plutôt masochiste ­ que la différence est fondamentale entre ceux, actuellement si nombreux, qui emploient l'arme du terrorisme et ceux qui s'y refusent ; entre ceux qui tuent civils, femmes et enfants de façon aveugle, ou même préférentielle puisqu'elle seule intéresse les médias et ceux qui ne s'attaquent qu'à des militaires ennemis même si, plus faibles que leurs adversaires, ils doivent en mourir. Je ne parle pas ici de la justesse plus ou moins grande de la cause des uns ou des autres, ce n'est pas mon propos, mais seulement des moyens qu'ils acceptent, ou non, d'employer pour la faire triompher.)

Un autre peuple, lui aussi dispersé à travers le monde, eut longtemps une attitude masochiste, se laissant martyriser sans se défendre tout au long de deux mille ans : le peuple juif. On peut mieux repérer, pour celui-ci, une cause possible de culpabilité inconsciente : elle répondrait à l'accusation de déicide qui leur fut longtemps, et leur est encore souvent, infligée.

Un autre exemple encore est celui des Indiens d'Amérique du Sud : R. Karsten (1952) écrit : "On ne parvient pas à comprendre comment l'aventurier espagnol François Pizarre a pu, avec une petite armée mal équipée d'un peu plus d'une centaine d'hommes et quelques cavaliers, renverser et conquérir un empire aussi vaste et aussi bien organisé que l'était l'Empire Inca".

(Il est clair que ce ne peut être une seule cause ­ ici une culpabilité inconsciente des Amérindiens ­ qui a permis à Pizarre de défaire l'Empire Inca. Là comme ailleurs, il faut prendre en compte des causes multiples et fort diverses si l'on veut essayer de démêler un tant soit peu les raisons des conduites humaines. Mon propos est, ici, d'étudier CETTE cause inconsciente.)

Le sentiment de culpabilité des Incas était, en 1531, particulièrement important : une de ses causes immédiates était la haine qui dressaient l'un contre l'autre deux frères, Atahualpa et Huascar, et entraînait une terrible guerre entre leurs partisans. Huascar était l'Inca légitime, mais il avait été dépossédé de son trône et chassé du pouvoir par son frère Atahualpa. Or, "En violant la loi divine, un individu encourait la juste colère des Dieux, qui lui retiraient leur protection et l'abandonnaient aux assauts des Démons" (Karsten 1952). On ne peut donc s'étonner d'apprendre que : "Lorsque les Espagnols débarquèrent en 1531, les partisans d'Huascar les prirent pour des envoyés du Grand Dieu Viracocha, venant pour venger les torts causés à l'héritier légitime du trône".

Remettant dès lors le soin de leur défense entre les mains des Dieux Blancs qui venaient de débarquer, les Incas légitimistes restèrent passifs. Ils avaient clivé leurs pulsions : se réservant la part passive/masochiste, ils avaient projeté sur les envahisseurs étrangers toute la charge agressive/sadique.
De leur côté, les partisans de l'usurpateur ne firent pas mieux ; comme le note J.-C. Valla (1976) : "Le général Calcuchima, chef de l'armée de Atahualpa, accepta de rencontrer Pizarre à Cajamarca. Erreur tragique ! Voici que le chef de guerre le plus redouté de 1'Empire choisit d'entrer de son plein gré dans ce qui va se révéler la pire des captivités".
On peut supposer qu'une culpabilité inconsciente le menait : il avait offensé les Dieux en servant un usurpateur et devait donc être livré aux Démons. Alors il se livra.

Mais un sentiment inconscient de culpabilité plus ancien et bien plus inquiétant fut réveillé par le "retour" de Viracocha et vint rappeler aux Indiens qu'ils n'avaient jamais expié leur trahison envers lui : Viracocha, nous dit Valla "est un Dieu créateur qui intervient dans un monde déjà créé mais inorganisé, dont l'obscurité n'était percée que par la lueur fugace et phosphorescente du "Titi", l'énorme félin de feu juché à la pointe rocheuse qui émergeait des eaux. Le rôle de Viracocha est de transformer le Chaos en Cosmos. Tâche difficile, car il se heurte à la désobéissance des hommes qui l'abandonnent et préfèrent retourner à la vie animale". "Vaincu et désespéré, le Dieu créateur plongea dans la mer avec tous les siens ou, suivant une variante, il étendit son manteau sur la mer et disparut pour toujours au sein de l'Océan."

Or, si certains espéraient le retour de Viracocha et de ses Compagnons pour retrouver la paix et le bonheurs perdus, d'autres s'attendaient à la disparition de leur civilisation. "Par une nuit très claire, la lune était apparue dans un triple halo, le premier couleur de sang, le second d'un noir verdâtre et le troisième semblable à de la fumée", ce qui fut interprété par les devins comme : le sang annonce une guerre fratricide et cruelle entre les descendants de l'Inca ; le noir signifie la ruine de la religion et de l'Etat ; le dernier halo indique que l'Empire s'en ira en fumée".

Et Garcilaso de la Vega, un prince de sang royal inca rapporta que l'Inca Huayna Capac, malade, avait réuni sa famille et les hauts dignitaires de l'Empire pour leur dire ceci : "Notre Père le Soleil m'a révélé qu'après le règne de douze Incas, ses enfants, apparaîtra dans ce pays une race d'hommes qui nous sont inconnus et qui doivent soumettre nos Etats. Soyez certains que ces étrangers arriveront dans ce pays et qu'ils accompliront l'oracle".
Valla note : "L'attitude d'Huayna Capac à l'égard de ces étrangers, de ces Viracochas qu'il n'avait pas encore vus, mais dont il pressentait la force magique, est révélatrice de l'état d'esprit d'une fraction au moins de l'aristocratie inca".

Peut-on s'étonner qu'avec un tel fardeau de culpabilité/dépression/masochisme/, les Incas n'aient pas pu résister aux Espagnols ? Ceux-ci étaient certes dotés d'armes plus puissantes que les leurs mais, en revanche, ils étaient infiniment moins nombreux, très loin de leurs bases et ignorants du pays. La différence, à mon sens, réside en ceci que, contrairement aux Incas et tout comme Mme Thatcher, Pizarre n'avait pas d'états d'âme.

(Quant aux U.S.A., je rappellerai seulement ce que tout le monde sait : l'intense culpabilité provoquée en eux par les images de la guerre du Vietnam ne resta pas sans effets. Mais, là aussi, des culpabilités antérieures, pourtant longtemps restées inconscientes, avaient préparé ce sentiment, entre autres la prise de conscience du génocide des Indiens et l'accusation d'impérialisme mondialement exprimée contre eux, et savamment amplifiée par la propagande communiste.)

On a pu étudier les mêmes effets de façon expérimentale dans de petits groupes et on sait bien que les enfants que l'on accuse à tort se sentent et demeurent inconsciemment coupables de ce qu'on leur a reproché sans raison. Ainsi en avait-il été de Pierre à cause de son léger handicap, ainsi en avait-il été des enfants d'une classe primaire : dans cette classe, la maîtresse commença par dévaloriser les enfants blonds aux yeux clairs et, très vite, ceux-ci se mirent à devenir mauvais élèves, dissipés et désagréables. Puis, peu de temps après, la maîtresse changea de ton et, valorisant les blonds aux yeux clairs qu'elle avait dénigrés jusque-là, se mit à les encenser, tandis qu'elle trouvait tous les défauts aux bruns aux yeux sombres.
Presqu'aussitôt, ceux-ci virent leurs performances scolaires baisser et leur sociabilité s'effondrer, tandis que les blonds revenaient au niveau qui avait été le leur avant l'expérience.
Le même mécanisme a joué pour les peuples colonisés, qui se reconnaissaient tous les défauts que leur attribuaient les colonisateurs (cf. Albert Memmi, "Portrait du Colonisé", 1957).

On voit donc que sadisme ET masochisme excessifs sont, comme tous les excès, dommageables pour tous : pour celui qui est inconsciemment masochiste, cela va sans dire, mais pour le sadique aussi. Le couple sado-masochiste, qu'il s'agisse de personnes ou de groupes, est lié et ­ même s'il n'en a nullement conscience ­ contraint au même malheur. Jamais la torture ou l'emploi de la force n'ont apporté un vrai bonheur, ni même des résultats matériels durables.

Dans le contenu manifeste des fantasmes masochistes s'exprime aussi un sentiment de culpabilité : il est admis que la personne a commis un crime (laissé indéterminé) qui doit être expié par toutes ces procédures de douleurs et de tortures.
Freud (1924)

Il s'agit là de culpabilités inconscientes fantasmatiques et par cela même ineffaçables car comment lutter contre ce dont on ignore l'existence ou que l'on nie absolument ?
Alors, contre toute logique, on expie.
On expie aussi longtemps que n'intervient pas :
· une prise de conscience: cas de Pierre,
· une projection: ce n'est pas moi, c'est 1'autre : cas des enfants blonds,
· ou jusqu'à ce qu'une atroce punition vienne effacer le péché fantasmatique.
Je crois que, pour les Juifs, l'Holocauste fut cette punition-là.

Mais on peut espérer que les personnes et les peuples, actuellement opprimés et en état de souffrance, rejetteront la part d'identification à l'agresseur qui participe à leur assujettissement, mais aussi qu'ils trouveront les moyens d'en sortir sans avoir recours à un retournement de la pulsion maso-sadique et donc sans faire subir aux autres ce qu'on leur a fait subir.

Pierre, un jour, trouva qu'il avait assez expié ; il quitta son patron, qui s'en moquait, mais aussi sa femme, qui ne s'en moquait nullement. Elle l'avait beaucoup sadisé durant les douze ans que dura leur mariage, mais il l'a fait beaucoup souffrir en divorçant ; la laisser plus tôt lui eût été impossible, car le sadisme de sa femme était trop nécessaire à sa culpabilité inconsciente.
Celle-ci, en diminuant, laissa place à la pulsion sadique.
Peut-être trop de place ? Comment savoir ? Son divorce fut-il une juste affirmation de son droit de vivre et de son droit à une certaine quantité de bonheur, ou bien développât-il un excès de sadisme ? Pour Pierre, je crois pouvoir répondre qu'un divorce était une solution nécessaire car son épouse, elle, refusait de changer en quoi que ce soit.

Pour les peuples, le problème est plus complexe encore. Le sado-masochisme étant une pulsion, ne peut disparaître. Mais on peut souhaiter qu'un nombre de plus en plus grand de personnes prenne conscience que la violence, l'agressivité, le sadisme ne font que provoquer (éventuellement après une période d'identification masochiste à l'agresseur), une identification sadique à l'agresseur.
On réussirait peut-être alors à la contenir de telle sorte que, cessant de déborder notre pare-excitation, elle puisse devenir, au lieu d'un frein, le moteur du développement des civilisations.

Résumé

En Asie, lorsqu'on veut tuer un tigre sans effort, on attache une chèvre sur son territoire. Par ses bêlements de terreur, la pauvre bête attire elle-même son meurtrier. De même, le masochisme de l'un réveille automatiquement le sadisme (même jusque-là réprimé) de 1'autre.
On peut ainsi comprendre que la névrose de destinée puisse continuer ses ravages même lorsque seul le hasard réunit deux êtres. Il existe un autre type de "bêlement" : venu du plus faible, il paralyse le "bourreau" pourvu que celui-ci ait un important sentiment inconscient de culpabilité. Des exemples cliniques sont donnés et on indique que les mêmes pulsions agitent les Etats, qui se montrent tantôt sadiques et tantôt masochistes.

Mots clé : sado-masochisme, névrose de destinée, génocide, non-violence.

Summary

In Asia, when one wants to kill a tiger effortlessly, a goat is tied up on its territory. With its bleating cries of terror, the poor animal attracts its own killer. In the same manner, the masochism of the one wakens the sadism of the other. It can therefore be understood that the fate-neurosis can continue its devastation even when two beings are united only by chance.
Another type of bleating cry exists: becoming from the weaker, it paralyses the 'executioner', provided it has a significant unconscious feeling of guilt.
Some clinical examples are given, and it is indicated that the same drives agitate the states which sometimes are sadistic and some times masochistic.

Key words: fate-neurosis, sado-masochism, genocide, non-violence.

Bibliographie

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Todorov T. (1991) : "Face à l'Extrême", Seuil  

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