Hélène Piralian
Hélène Piralian nous offre un texte qu'elle à repris et
modifié d'après une conférence présentée au colloque : "Pourquoi le Carmel
d'Auschwitz ?" (Bruxelles,13 et 14 octobre 1990). Membre de la "Convention
Psychanalytique", elle travaille à l'élaboration d'une clinique du deuil
impossible à partir de l'étude des génocides (de leur inscription dans
l'histoire), de la paranoïa.
Elle est l'auteur de :
· "Un enfant
malade de la Mort", lecture de Mishima. Relecture de la paranoïa.
· "Génocide et Transmission : Sauver la Mort" in "Le
père, métaphore paternelle et fonction du père :
L'interdit, la filiation, la transmission" Actes du colloque CNRS-MIRE,
mai 1987 Ed. Denoël 1989.
· "Les cimetières
labourés" in "Les Temps Modernes", août 1988 : Arménie-Diaspora.
· "Dette de
mémoire, dette de sang" in "Actions et Recherches Sociales", n°2 "L'Echange"
A paraître :
· "L'enfant en question" in "Apertura", vol. 6,
"Actualité de la psychanalyse avec l'enfant" Ed. Springer-Verlag.
· "La
Jungle des sentiments" in "Adolescence"
· "Une mémoire pour l'histoire" in
"Les génocides", Colloque Assemblée Nation, déc.1989.
La disparition des morts
La
condamnation du Parlement européen ne porte pas sur des actes anciens commis par
d'autres, mais sur l'entretien du mensonge... Les assassins de la mémoire
arménienne sont, en même temps, ceux de la mémoire turque.
Y.
Ternon, Enquête sur la négation d'un génocide (1989)
La
sépulture trace la distinction entre le mort et le vivant. En tant que marque
spécifique de l'humain, elle indique la présence de l'ordre symbolique."
G. Raimbault, Les indomptables (1989)
Si la
psychanalyse s'occupe des avatars de la transmission et de ses butées, elle est
sensée le faire à partir d'un champ symbolique collectif, mis en place dans
le culturel par un groupe humain, ce champ s'ordonnant selon des formes et
des modes d'incarnation différents, propres à chaque groupe.
Qu'advient-il alors de l'histoire d'un groupe lorsque ce terreau
symbolique a été l'objet d'un projet de destruction, de cette destruction
bien spécifique qui porte sur la transmission même, le lieu où se fondent
ses repères symboliques et qui serait à entendre comme destruction, à
travers l'organisation de la disparition des morts, du lien généalogique des
survivants ?
Disparition des morts qui, produite par la mise en place
d'un déni pourrait se dire ainsi : il n'y a pas eu de morts, ceux-ci n'ayant
jamais existé, ils ne peuvent être morts. Déni qui éclaire d'un jour nouveau
la brûlante polémique à propos du nombre des morts d'un génocide puisqu'en
ce cas, réduire le nombre des morts, c'est réduire le nombre des vivants ayant
existé, et non seulement soutenir leur disparition, mais encore participer à
leur non inscription comme morts. La réduction du nombre des morts ne serait
plus alors à entendre comme le paramètre d'un désastre plus ou moins grand,
mais bien comme une manière détournée de continuer à faire disparaître le
plus de personnes possible des ayant-été-vivants pour les faire également
disparaître des mémoires. Se produirait-il alors comme une indistinction entre
les vivants et les morts que rien ne séparerait plus, et qui contraindrait
les (sur)vivants à ne pouvoir maintenir les morts dans l'humanité qu'au prix
du sacrifice de leur propre vie. Car comment celui qui n'a pas d'antécédent
pourrait-il exister, se soutenir de personnes n'ayant jamais existé ?
C'est en ce sens que le déni du nombre des morts fait partie du projet
génocidaire puisqu'en prenant ainsi le temps à rebours, c'est bien d'une
tentative d'effacement des origines mêmes dont il s'agit.
C'est
pourquoi un projet génocidaire nécessite, parallèlement à la mise en place de la
disparition d'un groupe, celle de son déni, pour qu'avec la disparition des
morts disparaissent également les traces du meurtre. Plus de morts, plus de
meurtres, plus de meurtriers, donc plus de génocide.
C'est ainsi que le film d'Hitchcock, Les amants du
Capricorne, fut pour moi, sans que je le sache, la première mise en
scène de cette disparition des morts qui jusque-là n'avait ni existence ni
représentation.
Voici l'histoire : en 1935, en Australie, un couple vit
dans une propriété dont la gouvernante, amoureuse de son maître, décide de
rendre, tout en l'empoisonnant lentement, sa maîtresse folle. Pour cela,
elle va mettre chaque soir dans son lit une tête réduite de Jivaro, qu'elle
subtilisera ensuite et dont elle niera l'existence. Et ce ne sera pas la
tête trouvée chaque soir dans son lit qui la rendra folle, la fera douter de
son existence même et lui ôtera le goût de la vie, mais bien sa disparition
et le déni de cette présence que soutient sa gouvernante. Dès lors, elle va
jour après jour se désagréger et sombrer dans la folie. Et ce n'est que lorsque
sera découverte et reconnue, par d'autres, la réalité de cette tête de mort
qu'elle retrouvera la raison et... pourra de nouveau investir la vie.
En un premier temps, ce que sans doute j'ai entendu dans cette histoire
est cette nécessaire reconnaissance de l'innommable, et ce n'est que plus
tard, beaucoup plus tard, que j'ai compris que cela me renvoyait à un deuil
à faire, urgent pour vivre, mais d'un mort inconnu, et encore plus tard
qu'il s'agissait non d'un mort, mais d'innombrables morts, de ces "engloutis"
dont parle Primo Levi1 qui alors m'étaient totalement inconnus et dont
cependant j'étais chargée.
Pour moi le déni mis en place par les
génocidaires avait réussi : longtemps je n'ai pas su.
Ainsi ce n'est pas
le deuil qui rend fou, c'est "l'impossible deuil faute de mort reconnu,
identifié, donc intégrable. C'est pourquoi sortir les morts de l'humain, les
expulser du symbolique pour détruire avec eux les survivants, pourrait
définir le projet génocidaire comme un projet libre et même conçu pour se
poursuivre indéfiniment. La destruction de ce qui permet la transmission
entraînant ta répétition du meurtre génocidaire qui s'autogénère alors en
toute Impunité si rien ni personne, dans "l'après-coup", ne vient rompre le déni
qui permet à cette toute-puissance imaginaire de se poursuivre.
C'est pourquoi nous allons nous arrêter à cette disparition des morts,
cette déshumanisation par disparition des corps morts, par désincarnation ;
nous arrêter à cette forme particulière de disparition dont le déni fait
partie et qui nécessite la mise en place de dispositifs particuliers.
Ecoutons à ce sujet ce que nous dit P. Thibaud dans sa préface à la
réédition du "Rapport secret sur les massacres d'Arménie" de J. Lepsius de
l'organisation de ces chemins de déportation qui conduisirent, en 1915, les
Arméniens au désert et à la mort, organisation que nous rapprocherons
ensuite de la mise en service, en 1940, de ces camions que les Russes
appelaient "tueuses d'âme" et qu'utilisaient les nazis pour gazer les Juifs.
P. Thibaud écrit :"Au-delà du meurtre, Lepsius lit une volonté
d'anéantir qui se marque par l'obsession de disperser, de répandre dans le
désert d'abord le peuple, privé de ses chefs, diminué des hommes adultes,
réduit à l'état de troupeau halluciné par la peur et la faim, puis les
cadavres abandonnés aux bêtes et à la pourriture. Le mot de massacre est
impropre à décrire un pareil processus. Faire disparaître, c'est autre
chose, c'est évaporer, c'est noyer dans l'espace, c'est désorienter,
interdire la mémoire elle-même. L'organisation de la disparition
(disparition dans les sables, dans les glaces...) est liée à la maîtrise
moderne de l'espace... en même temps qu'à la capacité de maintenir une opacité des
bureaucraties de la mort qui semble s'être accrue en notre siècle."2
Voici maintenant la description de ces "tueuses d'âme" et la manière
dont elles étaient
utilisées :
"Le camion à gaz, surnommé par les Russes
"tueuses d'âme", était un poids lourd carrossé d'une caisse peinte de
fausses fenêtres sur les côtés. Il y avait à l'arrière une porte double qui
fermait sur toute la superstructure, la caisse était recouverte à
l'intérieur de tôle blanche et il y avait sur le sol un caillebotis en bois.
Une conduite dirigeait par en dessous les gaz d'échappement dans la
caisse... A l'arrivée, leurs occupants étaient morts, il n'y avait pas
besoin de les fusiller, ils avaient été asphyxiés en chemin par les gaz
d'échappement produits par la combustion d'essence dans le moteur... Les
membres du commando d'intervention devaient retirer un à un de la voiture
les cadavres souillés d'excréments et d'urine, enchevêtrés les uns aux
autres, et les jeter dans le puits de mine."3
Ces dispositifs mettraient
donc en place une double destruction déni du meurtre et destruction du
cadavre dans son appartenance à l'humain qui produirait la dissolution de
l'identité des morts. En effet, ces cadavres sans sépulture qui se perdent
dans les déserts, les eaux des fleuves, s'éparpillent le long des routes ou
sont jetés dans des lieux qu'on ne peut retrouver, rendus ainsi
méconnaissables, constituent un mort collectif anonyme dont le deuil est
inépuisable; car comment faire le deuil de ce qui est à la fois innommable et
innombrable ?
C'est cette manière de déposséder les morts de leur
corps en les déshumanisant qui a pour conséquence la désincarnation des
survivants, et qui produit en eux comme une rupture entre le corps et l'âme,
qui rendrait le vivant incompatible avec l'humain. C'est pourquoi
l'appellation "tueuses d'âme" touche là, nomme là, au plus près, le projet
génocidaire, qui est de désintriquer pulsions de vie et pulsions de mort et
faire que le corps vivant à nourrir devienne incompatible avec le corps,
soutien du désir et lieu d'incarnation de l'humain. Et c'est ce corps
anonyme à garder dans le corps des survivants, faute de sépulture, qui rendant,
pour ces survivants, la vie comme humain impossible, produirait comme une
irréconciliabilité de l'homme avec lui-même en tant que femme ou homme
incarné(e) et mortel(le).
C'est pourquoi nous pouvons dire que ce
survivant-là a été, au sens fort, dénaturé par l'entreprise génocidaire de
division, de dislocation du sujet jusqu'à l'impossible mort naturelle.
Le
naturel du corps étant devenu à tout jamais dépendant du bourreau. Il y aurait
alors comme une contamination du sujet, à partir de son corps, par le mal
puisque le corps devient ou reste ce par quoi il risque, sans cesse et à
jamais, d'être réduit à l'état de bête sans âme il se produirait alors ce
que, pour ma part,
j'appellerai, faute de mieux, le reflux de la mort
dans l'âme. La mort, là où le corps est rendu impropre à l'humain, devrait
se dénaturer au sens de se désincarner , pour rester humaine. Elle serait
alors contrainte de se transférer du corps à l'âme et le survivant contraint de
choisir entre la survie (l'ordre du besoin) et l'immortalité, c'est-à-dire
le sacrifice de sa vie propre pour soutenir et rétablir l'ordre symbolique
humain comme le fit Antigone.
C'est en ce point précis que la mort que "s'est donnée" Primo
Levi nous interroge. Sa mort, ainsi choisie, fut-elle une manière de
redonner statut symbolique à la Mort, à sa mort, de lui donner valeur
humaine, ou est-ce l'impossible symbolisation de celle-ci qui, en dépit de tout,
a fait retour comme une pulsion de mort qui n'en pouvant plus de se
suspendre, lâcherait?
Alors, victoire du bourreau, pérennité du génocide ou
au contraire victoire de l'humain, comme réappropriation de... la vie ?
Peut-être pour éclairer cela, mais aussi pour s'arrêter un instant sur
cette interrogation, et même pour rester sur cette interrogation et ne rien
conclure, pouvons-nous lire la manière dont Primo Levi rend compte du livre
de Jacques Passer : La nuit des Girondins dans la préface qu'il lui consacre
: "Ce livre est le récit d'une crise d'identité, écrit-il, le protagoniste la
subit avec une telle intensité qu'il est divisé en deux. Vivent en lui le
"moi" Jacques, assimilé, lié à la terre de Hollande mais non au peuple
hollandais, intellectuel versatile et décadent, sentimentalement immature,
politiquement suspect, moralement nul, et le "moi" Jacob, repris par le
passé grâce à l'action et à l'exemple du rabbin Hirsch, qui puise de la force
dans ses racines juives jusque-là Ignorées ou niées, et qui se sacrifie pour
sauver du néant ce Livre auquel Jacques ne croit pas", et il ajoute : "A
combien de Juifs d'Europe n'est-il pas arrivé la même chose ?4
A
quoi viendraient s'ajouter, comme en écho, ces paroles de P. Thibaud à propos de
ces "tueuses d'âme" dont nous venons de parler : "Dans ces « tueuses d'âme »
qui produisent des corps d'animaux, dit-il, il y a une façon d'éviter
l'humanité par le haut ou par le bas qui me paraît une des techniques
fondamentales de la fabrication des assassins par les structures
génocidaires".5
Mais reprenons la question de la désincarnation sur
un autre versant, celui de l'effacement des traces, des traces culturelles,
terrestres, comme inscription mais aussi expressions de l'incarnation d'un
groupe, mode de liaison du corps et de l'âme au sens où nous l'avons employé
jusque-là.
Les événements récents de Roumanie tendent à montrer à quel
point peut être vital l'enracinement d'un peuple dans une terre où se
trouvent inscrites les traces de son passé, de son Histoire, comme l'était
celui de ces Roumains dont les maisons, mais aussi les églises et les
cimetières de leurs villages ont été rasés par Ceausescu. Cet homme, qui voulait
que le passé de ce (son) pays la Roumanie, ce soit lui, le génie des
Carpates, qui le fonde à partir de l'inscription de ses seules traces et
dont l'une des illustrations les plus frappantes est ce "boulevard de la
liberté" qu'il a construit au lieu même du centre historique de Bucarest qu'il
avait, au préalable, fait détruire.
Ce n'est donc pas un hasard si
c'est à propos de ces destructions de villages que le mot génocide est
apparu, "culturel ajoutaient certains, mais quoi que l'on puisse penser de
l'emploi du mot "génocide" en cette occasion (abus ou pas), il n'en reste
pas moins que la volonté de faire table rase du passé est
l'une des caractéristiques des entreprises génocidaires.
Elle en est même comme le coeur, le noyau, puisqu'en s'attaquant
à ce qui inscrit, incarne le passé, c'est en même
temps au futur qu'elle s'attaque ; en détruisant l'un, c'est en
même temps l'autre qui est mis à mal. C'est pourquoi nous
nous arrêtons sur cette "matérialité incarnante"
que sont les monuments, elle qui se situe au point de rencontre et
comme à la jointure de la terre et de l'inscription.
Voici comment le député du
Haut-Karabakh, B. Dadamian au premier congrès du peuple de l'URSS, décrit
très concrètement cette entreprise de destruction et d'effacement : "L'histoire
de l'Arménie a été enlevée des écoles arméniennes. De très anciens monuments
d'architecture et de culture arménienne, qui témoignaient de l'appartenance
à notre terre et à notre peuple ont été anéantis et profanés. Les vieux
khatchkars (pierres-croix) arméniens ont été déclarés monuments des ancêtres
azerbaïdjanais. On a même voulu convaincre les Arméniens qu'ils n'étaient
pas du tout des Arméniens, mais des Albanais arménisés.
(Qui fait écho à ce
qu'écrivait D. Kouymdjian dans "Destruction des monuments historiques
arméniens, poursuite de la politique turque de génocide". D. Kouymdjian, in
Le crime de silence, Tribunal permanent des peuples, Champs,
Flammarion, 1984.]
Il n'y a plus d'Arméniens aujourd'hui dans l'Arménie
occupée par les Turcs, si ce n'est des
crypto-Arméniens ou des Arméniens
déguisés, dont le nombre ne peut être déterminé avec précision". Le but
d'une telle agression historico-idéologique est simple : démontrer que les
Arméniens sont étrangers à cette terre6. Et nous ajouterons, non seulement
étrangers à cette terre mais étrangers à eux-mêmes comme expulsés de leur
propre intérieur.
Les monuments à la fois porteurs et représentants du
lien social seraient alors à repérer comme ce qui inscrit et lie le
symbolique à la terre, mais aussi à un corps et, délimitant le(s) lieu(x) où
un sujet particulier a sa place, lui permet de s'inscrire dans le temps et
l'espace. De cette inscription, semble-t-il, dépendrait qu'il puisse vivre
sa vie autrement que sur le mode d'un nécessaire effacement ou d'un déni de
ses origines et de "s'historiser" [au sens d'inscription dans l'Histoire
collective], de s'incarner, avec l'aide des autres, dans un corps qui soit
le sien.
C'est pourquoi détruire les traces, les inscriptions
culturelles d'un groupe humain, ses assises terrestres, fait partie
intégrante de tout projet génocidaire, qui est de détruire non seulement les
vivants, mais avec eux leur passé et qu'ainsi ils ne puissent plus, faute
d'appui terrestre, trouver de place ni dans la parole, ni dans la mémoire
collective.
Mais plus encore, et vous vous en serez doutés, (il suffit
pour cela de se référer aux récents événements en Azerbaïdjan), avec la
destruction des monuments, vient toujours celle des femmes mais surtout
celle des mères et des enfants. Voyez les pogroms et le sort
particulièrement atroce réservé aux femmes enceintes et aux bébés arméniens,
comme si, avec leur mort, c'était le pouvoir sur toute naissance, sur toute
incarnation, donc sur tout avenir qui tentait ainsi de se prendre, et qu'à
l'intérieur de ce délire de toute-puissance, de "toute-destruction" où se
tente cette maîtrise du temps qui englobe passé et avenir, le présent n'étant
plus que ce point où l'acte d'effacement se posait à la fois comme absolu et
éternel. Et c'est en ce point très précis que, si rien ni personne aucune
instance tierce ne vient à la fois arrêter, borner et démentir cette
toute-puissance, c'est-à-dire intervenir à la fois dans la réalité et
symboliquement, cet acte d'effacement devient libre de se poursuivre
indéfiniment. Dans ces conditions, les survivants, rejetés hors temps et
hors espace et livrés sans protection aucune à cet imaginaire de
toute-puissance, ainsi dépossédés en même temps de leur passé, de leur
futur
et de leur place terrestre ne peuvent plus que s'éteindre ou devenir étrangers à
eux-mêmes pour seulement rester en vie.
A partir de là, nous pouvons peut-être comprendre revenant
encore une fois sur ces traces terrestres que sont les monuments ,
l'importance vitale que peut prendre leur existence comme leur restauration
puisque, si aucune instance tierce n'intervient, les effets meurtriers du
génocide ne peuvent que se transmettre, en lieu et place de la vie, de
génération en génération à l'abri de ces silences et de ces impuissances qui
perdurent, répétant ainsi à l'infini le temps traumatique de la destruction
et de son déni jusque dans ses vestiges dont une des formes est, comme nous
le dit D. Kouymdjian, la transformation des églises arméniennes en mosquées,
prisons, greniers, étables et fermes" ou encore "l'attribution des
monuments, surtout les plus connus par les historiens d'art, en général à
l'architecture médiévale turque de l'époque des Seldjoukides".7
Ainsi ça a été, c'est encore, ça se répète à n'en plus finir puisqu'à
nouveau, sous couvert d'un rapt de biens, c'est un vol d'ancêtres, un vol de
passé et du déni de l'existence d'un groupe dont il s'agit.
Et si ce
n'est pas seulement par le meurtre des personnes que se définit un projet
génocidaire, mais, plus encore, par la destruction chez les survivants de la
possibilité même de transmettre, la destruction comme le détournement de ces
monuments, prend, à la lumière de cela, une importance qui concerne
l'humanité en son entier, engage son éthique et sa mémoire et acquiert un
bien autre sens que celui d'un quelconque culte du passé. Ils sont le signe que
ces structures génocidaires sont toujours à l'oeuvre et que rien n'a pu se
mettre en place jusque-là pour les empêcher de perdurer en silence.
Réparation et restauration ont donc à la fois valeur symbolique et
valeur de réinscription terrestre en ce qu'elles relient ce qui a été délié
et qu'elles deviennent, loin d'être un luxe et de renvoyer à une conception
matérialiste ou esthétisante du monde, ce sans quoi il n'y aurait plus de
vie humaine possible. C'est pourquoi, à la lumière de cela, nous pouvons dire
que l'organisation de la disparition des corps morts se révèle être le
meurtre radical, celui-là même qui ne peut être qu'imprescriptible.
Autrement dit, si le projet génocidaire a pour objet la destruction de
la chaîne de ce qui constitue la possibilité de transmission de l'humain,
c'est bien de son inscription dans cette chaîne que la protection comme la
restauration du patrimoine se trouve prendre toute sa dimension et toute son
importance. Ce patrimoine devient même doublement symbolique, doublement à
protéger puisque ces monuments conservés, nommés, restaurés, en faisant
partie d'une mémoire recomposée8, témoigneraient à la fois de l'impensable
et de son échec, et participeraient à ce qui peut venir faire obstacle à la
répétition comme à la pérennisation de la toute-puissance génocidaire, à
l'intérieur même de chaque survivant.
Les survivants pourraient alors
espérer d'autres issues, pour recréer de la transmission humaine, celle dont
parle Brodsky dans les vers de son poème "Le cimetière juif près de
Leningrad"9 que celle d'un don de vie pour que la vie reprenne et se renoue
le lien entre les vivants et les morts :
"Ne semaient pas de blé.
Jamais ne semaient de blé.
Mais se couchaient eux-mêmes
Dans la terre froide, comme des
graines.
Et s'endormaient à jamais.
De terre on les recouvrait,
On
allumait des cierges. Et le jour des morts
Des vieillards affamés, d'une
voix aiguë
Suffoquant de froid, suppliaient d'être apaisés
Et ils
l'obtenaient.
Une fois la chair décomposée."
Comme si le don d'un
corps d'enfant, enterré dans un espace reconnu et par là rendu humain et
symbolique, pouvait seul réincarner le mort, l'inscrire comme un
"ayant-été-vivant" et rouvrir l'avenir. Mais de quelle sorte d'avenir
s'agit-il lorsqu'il est issu du don du corps d'un enfant ?
En effet,
dans ces vers, il nous est bien dit que, Inversant l'ordre des générations,
c'est l'enfant qui se couche dans la tombe et c'est par sa mort que l'enfant
l'enfant en l'adulte tenterait de rendre la parentalité, lien fondateur
de vie, à nouveau possible pour ses parents. C'est pourquoi est-ce à son
père qu'il donne cette mort et non à son fils ou à sa fille
Et le jour
des morts
Des vieillards affamés, d'une voix aiguë
Suffoquant de froid,
suppliaient d'être apaisés
Et ils l'obtenaient.
Une fois la chair
décomposée."
Sans doute est-ce parce que, pour le fils, là est la seule
manière possible de se reconstituer une antécédence et de restaurer la
paternité de son père, même au prix de devenir pour ce père un mort pleuré;
puisqu'au-delà de ce père singulier, c'est la fonction paternelle comme
indispensable à son existence en tant qu'humain, que le fils tente ainsi de
restaurer (en intégrant la mortalité : enfanter du symbolique ?)
Ainsi est-ce seulement en enterrant le grand-père en lui et à travers sa
propre mort, qu'il peut enfin devenir fils ou fille de... Comme si seul ce
bouleversement désespéré, cette subversion de la transmission, en réponse à
sa tentative de transmission radicale, pouvait recréer du temps mortel et
donc viable et réintroduire, à partir d'un deuil possible, la mort comme
constituant de l'humanité.
N'est-ce pas à la lumière de cela qu'il
est possible de comprendre le don de ces mères qui offrent leurs enfants
pour que puisse se conserver la terre de leurs ancêtres ? En agissant ainsi,
ces mères ne seraient donc ni cruelles, ni dénaturées, encore moins
étrangères aux autres mères, mais seulement comme celles que l'on a appelées
"les folles de Mai", brutalement confrontées à la violence de la nature
symbolique de l'Homme en l'un de ses points extrêmes là où donner sa vie
reste la seule manière de préserver l'humanité en soi et donner ses enfants
la seule manière de sauver sa descendance ; comme si la possibilité de
transmettre liée à une mémoire et à un sol était la part de transcendance en
chacun, celle sur laquelle personne ne peut céder sans que la vie elle-même
perde sens. En ce cas, la préservation des conditions d'une descendance
serait plus forte que l'amour maternel même, à moins que cela n'en soit
tout simplement le coeur ce sans quoi aucun enfant présent ou à
venir ne peut ou ne pourra respirer.10
Dès lors, pouvoir restaurer
les monuments de l'architecture arménienne sur le territoire de l'actuelle
Turquie comme au Karabakh serait une manière à la fois de s'opposer à
l'effacement des traces du passé d'un peuple qui sans cela se poursuit dans
l'abandon, la dégradation ou l'appropriation culturelle des monuments
restants et d'éviter le retour de la mort parmi les enfants puisque cette
restauration non seulement viendrait borner la toute-puissance actuelle
génocidaire, que le déni toujours actif maintient, et ceci malgré les
reconnaissances de l'ONU et du Parlement européen, mais encore en restaurant
les assises terrestres des Arméniens, comme signes symboliques, faire partie
d'un processus de réunification, de réconciliation du corps et de l'âme qui
rendraient l'incarnation à nouveau possible.
En Amérique s'est constitué
"un vaste réseau social institutionnel des enfants de survivants" :
"Children of Holocaust-survivors". En se proclamant "enfants de
l'holocauste", ces gens introduisent une cassure dans l'identité collective
des Juifs américains, en se référant à la Shoah comme à son lieu de
naissance," ils se donnent "comme origine un acte de mort".11
Par la
création de cette organisation, ces Juifs Américains ne disent-ils pas la même
chose que Brodsky dans son poème ? Mais eux, ne tentent-ils pas, en nommant
l'origine, d'éviter le retour nécessaire d'une mort réelle ? Ne tentent-ils
pas d'éviter aux enfants d'avoir à mourir pour créer, du don de leur corps,
de la mort symbolique ?
Il n'y aurait donc de vie possible que de la
mort, de sa symbolisation, de son héritage, le sujet ne naissant que de sa
transmission.
C'est dire que, peut-être, les descendants des survivants
d'un génocide ne peuvent partir que de cet acte de mort et de sa
reconnaissance pour vivre, reconnaissance Inscrite par des paroles, pour que
le deuil à la fois de ces morts aimés et de ce mort anonyme puisse se faire.
Sans doute, est-ce seulement ce qui peut permettre aux descendants d'entrer
dans l'ordre humain et ce que posent ainsi, en se nommant "descendants de la
Shoah", ces enfants de survivants.
N'est-ce pas redire que symboliser la
mort paraît la seule issue de vie possible, pour échapper au sacrifice
nécessaire de sa propre vie ? Mais pour cela faut-Il encore que ce travail de
deuil soit possible. L'actualité d'un génocide entretenu par le déni dans le
cas du génocide arménien et dans le retour régulier du révisionnisme dans
celui du génocide juif serait donc ce qui, en continuant de faire obstacle à
cette symbolisation, nécessiterait, toujours dans le présent, le sacrifice
dans le réel d'autres corps, pour tenter d'assurer une mort symbolique.
C'est pourquoi reste vitale la reconnaissance du génocide arménien par
les Turcs, reconnaissance qui, pour être opérante, se devrait aussi de
prendre en compte la destruction de ce par quoi s'inscrit le passé : les
monuments dans leur réalité matérielle, et que soient mises en oeuvre et
leur protection et leur restauration. C'est, peut-être, de la conjonction de ces
deux reconnaissances et ainsi protégés, que les enfants, survivants d'un
génocide, pourraient faire autre chose que d'offrir leur corps, comme tombe,
pour leurs morts en errance, et, retrouvant place dans un temps et un
espace, devenir de vrais vivants.
L'exemple arménien n'est pas seul à parler de la nécessité de
cette double reconnaissance pour que revivent ceux que l'on a essayé
d'assassiner pour l'éternité à travers leurs antécédents.
D'autres histoires
sont là aussi pour montrer à quel point cette destruction reste à l'oeuvre tant
qu'elle n'est pas combattue et reconnue. En ce point vient Carpentras, en
effet, c'est bien dans le registre de l'histoire que cet événement s'inscrit
et prend sens et cela quels que soient les auteurs de ces actes comme leurs
mobiles. Car cette profanation des cimetières représente le retour possible
des projets génocidaires de destruction radicale, sa latence persistante. Mais
n'est-ce pas justement ce qui fait du crime de génocide, un crime
imprescriptible et nécessite cette vigilance attentive et permanente que,
dans un récent colloque sur les génocides, Alain Finkielkraut, citant J.
Patocka, appelait la solidarité des ébranlés ?
1 P. Levi : Les naufragés et les rescapés.
Quarante ans après Auschwitz, Paris, Gallimard, 1989 : "Les engloutis, même
s'ils avaient eu une plume et du papier, n'auraient pas témoigné, parce que leur
mort avait commencé avant la mort corporelle". p. 83.
2 P. Thibaud : préface au Rapport
secret sur les massacres d'Arménie (1915-1916), par J. Lepsius, Payot, Paris,
1987, P.IX.
3 E. Kogon, H.Lancbein, A. Rückerl, Les chambres à gaz
secret d'Etat, Paris, Points Minuit, 1984, p. 92,81,87.
4 J. Passer : La nuit des
Girondins, préface de P. Levi. Maurice-Nadaud, Paris, 1990, p. 10-11.
5 P.
Thibaud, in Colloque sur "Les génocides. Actes inédits à paraître.
6 P. Donabedian :
Dégradation des monuments arméniens en Azerbaïdjan. Publié par Solidarité
Franco-Arménienne et la ligue arménienne des droits de l'homme. Fév-mars
1990
7 Le crime du silence, op. cit. p. 298.
8 "Le passé recomposé", Article des "Cahiers du Cinéma : "Ciné-Perestroïka :
le rideau déchiré", Spécial URSS, janvier 1990.
9 Brodsky, in Brodsky ou
le procès d'un poète, commentaire d'Efim Etkin, Livre de Poche, Biblio-Essais,
1988, P.43.
10 E. Piralian: Génocide et
transmission, sauver la mort, 1987-1989.
11 B. Suchecky : Dialogue
judéo-chrétien : aidez-nous à vous faire confiance in "L'actualité religieuse
dans le monde", 1988, p.34
Résumé
Un projet génocidaire, s'il est bien au delà du meurtre de tous les
vivants d'un groupe--celui de la descendance-- nécessite la mise en place
d'un dispositif particulier. celui de la déshumanisation des morts, dont la
disparition des corps fait partie. C'est cette absence de sépulture qui,
accompagnée de son déni, rend tout deuil impossible et contraint ceux qui ne
sont alors plus que des survivants à offrir leur corps en place, en
désespoir pourrait-on dire, de sépulture à la fois terrestre et symbolique.
C'est pourquoi la levée du déni comme la reconnaissance de ce que l'on peut
appeler le meurtre des morts peut seul, après un génocide, permettre que,
les morts ayant retrouvé place parmi les humains, se restaure un espace non de
survie mais de vie pour les générations suivantes.
Mots clé :
génocide, déni, reconnaissance, deuil, sépulture, survivant.
Summary
If the genocidal enterprise, beyond the
murder of all the living people of a particular group, is that of its
descendance, it necessitates a special dispositive; that of rendering less than
human the deads whose corporal disappearance without a grave is a part. It
is this, along with the denial of the facts, which obliges the survivors to
offer their body instead of missing symbolic and material burial and thus
makes mourning impossible. This is why the denial must be undone and
something which has been like a murder of the deads must be recognized. These
are the only possibilities for recreating a space for that sort of mourning
which then permits life for future generations.
Key words: genocide,
denial, recognition, mourning, grave, survivor.
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