Gabrielle Rubin
Psychanalyste, Docteur es-lettres, Paris, France
Il
existe une chose pire que l'athéisme, c'est le satanisme :
c'est-à-dire la conviction qu'on est Dieu. G. K. Chesterton
1re Partie
On entend souvent dire que notre civilisation est en
train de mourir, que c'est la fin de notre culture et de l'Histoire. En
réfléchissant à ces thèmes, il m'est apparu qu'une autre hypothèse était
concevable, celle qui soutiendrait que nous sommes à peine en train de sortir de
l'enfance.
Un être humain, après la gestation, va lentement se dégager
de la sphère maternelle pour devenir un enfant, s'appuyer sur le père, puis
aborder l'adolescence et enfin devenir un adulte.
Or, je pense que les
civilisations ont le même type de développement que les êtres humains (parce
qu'elles sont composées d'êtres humains) et qu'il n'est donc pas impossible
d'envisager, en suivant ce schéma, que notre culture, loin de toucher à sa
fin, soit en train de vivre son adolescence, avec tout ce que peut avoir de
dangereux, d'inconfortable et de paradoxal cet âge par ailleurs chargé de
tant de potentialités.
Je m'appuierai essentiellement, pour étayer mon
hypothèse, sur l'étude du phénomène romantique, en essayant de rendre
sensible le fait que l'explosion romantique du siècle dernier, qui se
prolonge de façon plus radicale encore au nôtre, est la crise adolescente de
notre civilisation.
D'autres processus de développement, comme ceux des
religions ou des sciences, me semblent aller dans le même sens. Mais, trop
complexes pour être appréhendées ici, ils ne seront pas pris en compte.
Le foisonnement désordonné de la pensée créatrice, la recherche de
l'absolu, s'ils ont toujours existé, me semblent avoir pris une extension
excessive et même inquiétante avec les théoriciens du Romantisme, puis avec
nous, qui sommes en cela leurs disciples au-delà de toute raison.
Première constatation:s'il est, à notre époque, une non-valeur, un
concept méprisé, c'est bien celui de relatif, si on le comprend comme étant
le contraire de"absolu", qui est la plus importante des valeurs romantiques.
Et s'il est un choix qui suscite quolibets ou apitoiements attristés c'est
bien, me semble-t-il, celui de vouloir faire l'éloge du "centre", de prétendre
privilégier ce qui s' oppose aux extrêmes, de choisir le juste milieu et le
respect des limites.
Pourtant, le classicisme admirait 1'équilibre, rejetait
les excès, et l'adage latin disait : "In medio stat virtus". Mais bien peu,
à l'heure actuelle, seraient prêts à trouver du courage, de la "virtus"aux
défenseurs de l'équilibre et du juste milieu.
Nous serions bien plutôt
enclins à privilégier et à admirer les extrêmes, voire les extrémistes, et à
qualifier d'indécis, d'amateurs d'eau tiède, d'habitants du marais, de couards
et autres appellations peu glorieuses, les tenants de ce juste milieu.
Etaient-ils donc insensés ceux qui, pendant des siècles, ont
admiré comme un bien suprême la capacité de maîtriser leurs propres
pulsions, de savoir résister face aux situations difficiles et contenir leur
excitation ?
Ce que l'on peut constater chaque jour, une course effrénée
vers le"toujours plus": plus de vitesse, de biens, d'argent, de libertés et
prouesses sexuelles, de pouvoir, de jouissance, de risques pris, etc., m'a
posé problème, et je me suis demandée ce qui nous forçait à courir si vite,
ce qui nous poussait vers cette frénésie de possession.
Cette question m'a
d'autant plus sollicitée que mes premières réflexions m'ont conduite à
penser que le désir de "toujours plus" qui, poussé à ses extrêmes, est
recherche d'absolu, se trouve du côté de la mort. Il était donc tentant de
penser que ce qui en est le plus éloigné : ce juste milieu que nous
dédaignons tant devrait, au contraire, se trouver du côté de la vie.
Nous sommes partagés, et parfois déchirés, entre les pulsions de vie et
les pulsions de mort qui nous habitent et semblent être constamment en
guerre l'une contre 1'autre, comme pour savoir laquelle des deux, enfin,
l'emportera en nous.
Et si l'on s'en tient au manifeste, cette façon de voir
est assurément juste. Mais en cherchant plus loin, on trouve très vite la
profonde complicité qui les lie. Tout en paraissant être aux antipodes les
unes des autres, pulsions de vie et pulsions de mort non seulement sont
complices, mais même ne peuvent vivre l'une sans l'autre, ne peuvent servir
la vie qu'étroitement mêlées et qui, déliées, mènent à la mort.
Freud
écrit : " Si donc nous ne voulons pas renoncer à l'hypothèse des pulsions de
mort, il faut leur associer, absolument d'emblée, des pulsions de vie"
(Freud, 1920).
Et Mélanie Klein (1948) : "L'activité de la pulsion de mort
défléchie à l'extérieur, aussi bien que son travail à l'intérieur, ne
peuvent être considérés comme isolés de 1'activité simultanée de la pulsion
de vie".
Définitions
"Pulsions de vie : grande
catégorie de pulsions que Freud oppose, dans sa dernière théorie, aux
pulsions de mort. Elles tendent à constituer des unités toujours plus grandes et
à les maintenir. Les pulsions de vie, qui sont désignées aussi par le terme
d'Eros, recouvrent non seulement les pulsions sexuelles proprement dites,
mais encore les pulsions d'autoconservation."
"Pulsions de mort
dans le cadre de la dernière théorie freudienne des pulsions, désigne une
catégorie fondamentale de pulsions qui s'opposent aux pulsions de vie et qui
tendent à la réduction complète des tensions, c'est-à-dire à ramener l'être
vivant à l'état anorganique.
Tournées d'abord vers l'intérieur et tendant à
l'autodestruction les pulsions de mort seraient secondairement dirigées vers
l'extérieur se manifestant alors sous la forme de la pulsion d'agression ou
de destruction" (Laplanche et Pontalis 1967).
On voit donc qu'Eros ne
peut exister seul, il lui faut un principe de déliaison (représentant de la
pulsion de mort) qui signe des ruptures dans la recherche du plaisir, sans
lesquelles cette recherche mène à la mort. Les exemples les plus visibles en
sont les addictions, comme celle de l'alcoolique qui se tue par
impossibilité de se "délier"de son plaisir, ou le drogué, ou certains
obèses, ou encore tous ceux qui risquent leur vie, et celle des autres, pour un
plaisir qui mène à la mort ; ceux-là, consciemment ou non, cherchent les
extrêmes, l'absolu. Et nous, Occidentaux, sommes d'obstinés chercheurs
d'absolu, qui n'admirons rien tant que ceux qui font "sauter les limites".
Je ne veux évidemment pas parler de ceux qui font lentement reculer nos
ignorances en développant nos capacités physiques ou psychiques, mais de
ceux qui font "craquer les limites", non pour donner plus d'espace et de possibilités à nos
réalisations, mais pour supprimer les contraintes. C'est alors qu'on fait
sauter les limites de tout et de n'importe quoi:ce qui compte, ce ne sont
pas les raisons que l'on a de vouloir le faire, mais la jouissance de la
destruction et de la victoire omnipotente que l'on ressent : "Non, rien n'est
délicieux comme l'existence de ces freins, uniquement réalisés pour se
procurer le plaisir de les rompre", dit Sade dans "La Nouvelle Justine".
Il n'y a dès lors plus rien d'étrange à constater que l'on choisit de
préférence ce dont la conquête ne servira à rien, ou ce qui est obtenu grâce
à une adhésivité immédiate ; pour ne donner qu'un seul exemple, le "Livre
des records", qui propose indistinctement des records importants mêlés aux
plus inutiles, est vendu à des dizaines de millions d'exemplaires ; seule la
Bible fait un "meilleur score".
(Nos frères animaux auraient, semble-t-il,
ce même problème si leurs pulsions antagonistes n'étaient inscrites dans
l'instinct : "Dans le cerveau d'un rat, on a implanté des électrodes.La
stimulation d'un point précis leur procure une intense sensation d'euphorie.
Du moins on peut le supposer, car ces rats - auxquels on a appris à
déclencher 1'action des électrodes - ne mangent plus, ne boivent plus, ne
manifestent même plus d'appétit sexuel, ne faisant rien d'autre qu'activer
les électrodes jusqu'à en mourir... peut-être de bonheur ?)
On entend
également avancer l'idée que l'on peut parvenir à une sorte de sainteté,
d'absolue pureté par les excès, par le dérèglement de tous les sens, par la
suppression des différences :
on appelle Sade le "Divin Marquis", inversion
des valeurs qui mène à l'indifférencié : si Sade est Divin, alors qui est
Malin ? (cf. à ce sujet le livre de J. Chasseguet-Smirgel : "Ethique et
Esthétique de la Perversion", l984) où elle montre que le désir pervers tend
à détruire ce qui est le plus hautement individualisé pour le réduire à un
magma indifférencié, analogon du bol fécal).
Or, l'abolition des
différences, celle des sexes et des générations en particulier, implique la
non-reconnaissance de la Loi ou du moins sa subversion, alors que la
génitalisation post-oedipienne entraîne à la fois la reconnaissance des
différences et celle de la Loi
(indissolublement liée à la résolution de
Complexe d'OEdipe). Il suffit donc dans le fantasme de la mentalité
préoedipienne, de supprimer les différences pour abolir la loi oedipienne,
contourner l'interdit de l'inceste, rejoindre l'absolu et devenir, en
quelque sorte, l'égal de Dieu.
Je pense que c'est là que se trouve une des
clés de la recherche de l'absolu que celui-ci soit magnifique ou misérable,
c'est à la poursuite d'une fusion avec le "Grand Tout" (Dieu la Mère) qu'on
part. Ainsi la recherche de l'absolu mène à l'omnipotence et donc au refus de la
castration symbolique.
Cette façon de voir me semble permettre de
rapprocher des êtres apparemment aussi disparates que le "dévoreur fou de
boudin" (de moules, de bière...) et l'ascète fou de Dieu, même si l'un ira
peut-être jusqu'à se laisser mourir de faim, tandis que l'autre ira peut-être
jusqu'à mourir de pléthore. Elle peut encore nous faire mettre en parallèle
celui qui, par excès de vitesse entraîne famille et inconnus dans la mort,
avec le terroriste qui donne sa vie pour tuer 1'autre.Ils sont tous, à mon
sens, à la recherche de la même chose : l'absolu et la disparition de la
différence (par la suppression de l'autre différent s'il le faut) à la recherche
de la fusion, dans un infantilisme préoedipien.
Ceci évidemment sans
préjuger des autres causes, nombreuses mais moins inconscientes, qui sont en
jeu mais ne seront pas examinées ici.
Ce désir de fusion, ainsi
symboliquement exprimé, est celui de ne faire qu'un, à nouveau, avec son
premier Objet. Désir de retourner dans le sein maternel, de revenir au temps
mythique de l'omnipotence infantile ; pour le nourrisson, en effet, la mère
(le sein maternel) représente le monde entier. Ne faire qu'un avec lui c'est
être Tout.
Ce désir est un fantasme, mais un fantasme originaire,
premier, indestructiblement caché à l'intérieur de chacun d'entre nous.
C'est un fantasme mortifère qui, en 1' absence d'un tiers qui réalise la
déliaison mère/enfant, entraînerait ce dernier vers la mort, psychique ou même
physique. On trouve un exemple de ce désir et de son impossible réalisation
dans le mythe rapporté par Platon, où il est dit que les Dieux, jaloux du
bonheur des Hommes, les coupèrent en deux, nous faisant ce que nous sommes,
des êtres incomplets. Jupiter, père des Dieux et des Hommes fut chargé de
cette déliaison...
Pour moi, ce mythe n'est pas à comprendre, comme le
dit Platon, comme recherche de ce dont nous avons étés injustement privés,
mais comme recherche, illégitime, de ce que nous avons cru être nôtre, qui
est (et doit rester)à jamais perdu.De ce dont nous avons été séparés non pas
par le glaive de Jupiter, Dieu/Père jaloux, mais par l'action de notre père,
venu nous arracher à ce que nous avions cru être le bien suprême : ne faire
qu'un avec maman.
Ce fantasme a pris, nous le verrons plus loin, des formes
étranges depuis un peu plus d'un siècle. Il est évidemment irréalisable,
mais le seul fait de le désirer (ainsi que son corrélat, l'abolition des
différences)me semble représenter un grand danger.
Pour résumer d'une
phrase ce que j'ai essayé de montrer dans cette première partie : recherche
ou désir d'absolu = recherche de fusion. Recherche de fusion = abolition des
limites, suppression des différences, possession de l'Absolu, du Tout:les
uns en avalant du boudin, d'autres en se droguant, tous en frôlant la mort
du plus près possible et parfois en la trouvant.
2e Partie
Je voudrais maintenant proposer l'idée que notre comportement,
depuis un peu plus d'un
siècle, fait fortement penser aux conduites
adolescentes, avec ce que cela contient de retour à des façon d'être que
l'on croyait dépassées, notamment au regard de l'oedipe.
Ce que nous vivons
actuellement serait alors non pas, comme on l'entend dire généralement, la
fin de notre civilisation mais une phase qui, pour être dangereuse, n'en serait
pas moins un passage vers un état plus stable, plus adulte. Mais il nous
faudra, avant cela, faire le deuil des délices du romantisme.
Je
voudrais préciser ici que la comparaison que je propose avec des conduites
adolescentes ne concerne nullement celles des adolescents réels, dont
l'étude et la compréhension sont infiniment complexes, mais qu'il s'agit du
modèle simpliste que nous, profanes, en avons et qui est celle de notre
imagerie collective).
Ce que nous voyons se développer chaque jour sous
nos yeux : excès de toutes sortes (du surarmement à la surconsommation en
passant par la surpopulation, etc.) me semble ressortir aux comportements
prônés par les théoriciens du Romantisme, comme nous le verrons plus loin:
c'est à qui, consciemment ou non, ira le plus loin, le plus vite, le plus fort,
accumulera le plus de biens, le plus... le plus... le plus... dans une
courbe asymptotique qui tend vers l'absolu.
Absolu qui, comme tout autre,
mène à la destruction.
Je propose maintenant l'idée que la recherche de
l'absolu est liée à l'adolescence et se traduit, dans le développement de
notre culture, par les théorisations des romantiques, tandis que le juste
milieu sera à trouver - un jour - du côté d'une élaboration qui saura utiliser
les qualités de mobilité novatrice du romantisme, en y adjoignant la
stabilité du classicisme. Quelle sera alors la nécessaire force antagoniste ? Je ne sais. Mais elle se
manifestera à coup sûr, car le dualisme est la marque du progrès, comme il
est celui d'un âge plus adulte.
Etant bien entendu que ce juste milieu n'est
pas absence de pulsions/passions, mais maîtrise de celles-ci qui sont, comme
on l'a dit pour l'argent, d'excellentes servantes et de détestables
maîtresses.
(Le classicisme du passé correspond, dans mon optique, à la
période de latence pendant
laquelle : "Le surmoi de l'enfant ne se forme pas
à l'image des parents, mais bien à l'image du sur-moi de ceux-ci ; il
s'emplit du même contenu, devient le représentant de la tradition, de tous
les jugements de valeur qui subsistent ainsi à travers les générations" (Freud
1932).
Le classicisme du passé est donc à la fois identifiable à un surmoi
plus adulte que celui de l'adolescent (romantique), puisqu'il est en
identification avec celui des parents, mais moins adulte que celui qu'il a
internalisé qui est, lui, l'héritier du Complexe d'oedipe.
La recherche
de l'absolu, de l'inutile, de la totalité, si elle a toujours existé, a été
prônée et systématisée par les théoriciens du Romantisme. On peut donc
penser qu'ils sont pour quelque chose dans cette course folle vers le
"toujours plus", ou vers son accélération.
Je m'appuierai essentiellement,
pour le montrer, sur le livre de Tzvetan Todorov : "Théories du Symbole"
(l977).
L'auteur ne cherche aucunement dans ma voie, il s'occupe
essentiellement de sémiotique. A côté de toutes ses qualités intrinsèques,
ce livre en possède une de plus à mes yeux, celle de m'offrir un point de
vue si différent du mien qu'il m'a aidée, j'espère, à garder une certaine
distance par rapport à mon sujet. (Les citations dont l'auteur n'est pas
cité sont tirées de ce livre)
Tzvetan Todorov écrit : "Il s'opère à
cette époque (la fin du XVIIIe siècle) dans la réflexion sur le symbole, un
changement radical (même s'il est préparé depuis longtemps), entre une
conception qui avait dominé l'Occident depuis des siècles, et une autre, que
je crois triomphante encore aujourd'hui.Il est donc possible, sur l'espace
d'une cinquantaine d'années, de saisir à la fois l'ancienne conception (que
j'appelle souvent par commodité "classique") et la nouvelle, à laquelle je
donne le nom de "romantique".
Or mon impression est justement que c'est à la
vague, à la "déferlante" romantique que nous devons au moins une partie de
ce qui m'apparaît comme la recherche à la fois excessive, stupide et
dangereuse de l'extrême et de l'absolu.
Certes, les romantiques ne sont pas
apparus en une génération spontanée (encore qu'eux-mêmes revendiquent une
sorte d'auto-engendrement) ; ils ont été le fruit de l'évolution des
mentalités. Mais, d'autre part, leurs manifestes, leurs oeuvres, leurs façon
d'être, leurs choix de société ont ébloui leurs contemporains, comme encore
nous-mêmes et ont poussé vers les excès autodestructeurs qui apparaissent
clairement désormais.
Ce que désirent les romantiques, d'après les
recherches fort érudites de Todorov - que j'interpréterai à ma façon, mais
dont les citations seront fidèles -, c'est : 1. l'inutile ; 2. la totalité ;
3. la perfection ; 4. la fusion ; 5. l'abolition des différences ; 6. être les
égaux de Dieu et enfin 7. la Mort.
Je donnerai ci-après quelques unes
des citations ou remarques que nous offre Todorov ; mais avant cela, et pour
éviter des malentendus, je préciserai encore une fois que :
1. Les
romantiques, qu'ils soient écrivains, peintres, auteurs dramatiques, essayistes,
etc., nous ont donné des oeuvres remarquables.
2. Leur mouvement
s'inscrivait dans un nécessaire renouveau, car les idées précédentes avaient
fini par vieillir et se figer.
3. Que les citations sont tirées des manifestes et écrits des
théoriciens romantiques, mais que ces théories n'ont heureusement pas été
suivies à la lettre, même par les plus romantiques des romantiques.
4.
Ce dont j'essaye de montrer l'incohérence et la nocivité dans ce texte, ce sont
les théories et les pratiques qui prônent la recherche des externes, de
l'absolu, la conquête de l'inutile, la suppression des limites. Et en aucun
cas les recherches menées pour assouplir nos limitations ou les repousser,
soit en les remplaçant, sans penser qu'il faille nécessairement en couper les
racines qui plongent dans le passé, soit en les modifiant sans prétendre en
avoir créé d'autres "ex-nihilo", sans chercher la nouveauté pour elle-même
sans, en somme, faire du passé table rase.
Il m'est évident aussi que le
respect frileux des règles et des limites vieillies et rigidifiées nous
mènerait, aussi bien que son contraire, à l'immobilisme et à la mort. Je
dirai même, bien qu'il semble étrange d'accoupler ces mots, que "1'extrême
milieu" est un extrême, aussi inquiétant que l'autre.
Si les
romantiques n'ont suivi que très partiellement leurs propres théories, c'est
parce que, suivies à la lettre, elles sont inapplicables pour cause
d'absolu.
Mais s'ils ont pu les appliquer en partie, renouvelant ainsi notre
paysage culturel, c'est parce qu'ils avaient été formés au moyen d'une
solide culture classique, qui leur avait donné, avec les moyens de la
dépasser, les bases indispensables pour pouvoir le faire.Ils disposaient ainsi
de deux façons de penser qui s'enrichirent mutuellement.
Il aura fallu
plus d'un siècle pour que leurs théories envahissent nos cerveaux,
malheureusement sans ce correctif.
Je ne méconnais pas l'importance
de toutes sortes d'autres facteurs : les guerres, l'économie, les
institutions, etc., mais je crois qu'un excès de "romantisme" a été, et demeure,
une des causes de notre tendance à l'autodestruction.
Quoi qu'il en
soit, nous voyons les préceptes romantiques toujours mis davantage en pratique,
allant (et nous avec eux) vers l'absolu, qui est le Rien - ou le Tout, comme
on voudra.
3e Partie
Voyons maintenant quelles sont
les théories romantiques et en quoi elles se différencient du classicisme.
Todorov oppose la Rhétorique (classique) à l'Esthétique (romantique), tout
en notant que la fin de la première est déjà romantique, tandis que la
seconde, en ses débuts, reste classique.
L'imitation de la nature avait été,
jusque-là, la règle d'or de tous les arts.
C'est autour d'elle que vont se
concentrer les recherches et c'est par sa destruction que va se faire le
passage vers le Romantisme. Pendant un certain temps, les nouvelles théories
esthétiques vont essayer de respecter la règle d'imitation, tout en désirant
s'en évader. Il était en effet indispensable d'abandonner la parfaite
imitation de la Nature, puisque cette règle s'avérait incompatible avec le
point de vue romantique en train de naître ; cette règle, en effet, soumet
l'oeuvre d'art à une instance (la nature) qui lui est, non seulement extérieure
mais encore antérieure et même supérieure.
On commence, au XVIIIe
siècle, par dire qu'il faut imiter, certes, mais avec discernement ; le
titre d'un ouvrage de Johann Elias Schlegel (l'oncle des frères romantiques)
l'indique clairement : "Que l'Imitation de la Chose Imitée doit être parfois
Dissemblable". Il justifie cette nouveauté par l'idée que l'art doit
provoquer le plaisir, et que si le dissemblable provoque plus de plaisir que le semblable, "l'introduire dans 1'
imitation n'est pas une erreur mais un tour de force". L'abbé Batteux va un
peu plus loin : "si les Arts sont imitateurs de la Nature, ce doit être une
imitation sage et modérée qui ne la copie pas servilement... une imitation
où l'on voit la Nature non telle qu'elle est en elle-même, mais telle qu'elle
peut être, et qu'on peut la concevoir par 1'esprit".
On voit bien
là, déjà, que toute règle absolue détruit son objet et, en effet, Todorov note:
"L'imitation artistique est une notion paradoxale : elle disparaît au moment
même où elle
atteint sa perfection. Si l'imitation était la seule loi de
l'Art, elle devrait entraîner la disparition de l'Art ; celui-ci ne serait
plus différent de la nature imitée".
Les derniers théoriciens classiques
furent donc obligés d'adoucir le précepte d'imitation absolue de la nature,
comme plus tard les artistes romantiques durent modérer les préceptes de
leurs théoriciens.
Diderot, quant à lui, oscille entre les deux
principes opposés, ne sachant trop quoi défendre ; il écrit : "Toute
composition digne d'éloge est en tout et partout d'accord avec la nature" ; et
"Si l'observation de la nature n'est pas le goût dominant du littérateur ou
de l'artiste, n'en attendez rien qui vaille"
Mais il écrit également,
(rejetant ainsi Aristote au profit de Platon, aux yeux des théoriciens de
l'époque) : "Convenez donc que quand vous faites beau, vous ne faites rien de ce
qui est, rien même de ce qui peut être" ; et, dans "Le Paradoxe sur le
Comédien", "Réfléchissez un moment sur ce qu'on appelle au théâtre être
vrai. Est-ce y montrer les choses comme elles sont en nature ? Aucunement.
Le vrai en ce sens ne serait que le commun. Qu'est-ce donc que le vrai de la
scène ? C'est la conformité des actions, des discours, de la figure, de la voix,
du mouvement, du geste, avec un modèle idéal, imaginé par le poète et
souvent exagéré par le comédien".
Donc, d'un côté, la seule valeur en
art est l'imitation la plus parfaite possible de la nature, mais de 1'autre
on commence à rejeter le modèle extérieur, pour tout recentrer sur l'artiste
seul :
"Avec un modèle idéal imaginé par le poète", écrit Diderot.
Pour
les classiques, la beauté est : "L'égalité ou l'harmonie de toutes les parties
en relation avec le tout" (Lucain). L'encyclopédie dit à peu près la même
chose ; Diderot, à l'article
"Beau" cite le célèbre "Qu'il mourût" des
Horaces ; et note que, remise dans son contexte, la réplique qui "n'était ni
belle ni laide, s'embellit à mesure que je développe ses rapports avec les
circonstances, et finit par être sublime".
C'est donc par rapport à
l'extérieur, à quelque chose qui n'est pas elle-même, que l'oeuvre d'art
acquiert sa valeur. C'est ce que vont nier les romantiques, comme nous le
verrons;mais on sent bien, par toutes ces hésitations, contradictions,
recherches, que 1'on se trouve à un moment de radicale mutation, et que
bientôt le classicisme va faire place au romantisme. Et qu'en même temps la
recherche de l'équilibre, la soumission à la Nature, instance à la fois
extérieure et supérieure à l'homme, va faire place à une exaltation de la
personne même de l'artiste, à un narcissisme qui va se développer et
s'affirmer de plus en plus, nous conduisant aux excès actuels.
Il
faut noter aussi, que dans le même temps où l'on remettait en cause les
principes qui régissaient les arts et la culture, on remettait en cause le
principe de la royauté ; les deux procèdent de la même évolution normale :
après avoir été totalement soumis à la loi du père, l'enfant rejette cette
loi, et affirme que les fils doivent prendre la place du père. Ce n'est que
dans un deuxième temps (cf. Freud "Totem et Tabou") qu'il comprendra qu'il
n'est pas question de prendre la place du père, d'être le père, compagnon de
la mère, mais bien d'être comme le père, dans un processus d'identification qui permette
d'intégrer l'Interdit de l'Inceste et le Principe de Réalité, de rejeter
l'immédiateté et le fusionnel).
Les théoriciens commencèrent par mettre
ouvertement en cause le principe, jusque-là intangible, de l'imitation ;
Todorov écrit : "L'application stricte du principe d'imitation (celle que
j'ai appelée sari degré zéro) conduit à l'absurde:si l'art parvenait à s'y
soumettre, donc à produire des copies parfaites, on voit mal en quoi
consisterait son intérêt, puisque le prototype existe déjà".
Et en
effet, lorsqu'on pousse à l'extrême n'importe quelle proposition, on arrive
immanquablement à l'absurde, à l'autodestruction.
Il devenait donc
nécessaire d'abandonner l'imitation, qui fut remplacée par son contraire ;
Schlegel écrit (nous sommes au début du XVIIIe s.) : "De deux choses l'une,
ou on imite la nature telle qu'elle s'offre à nous, et alors souvent elle
peut ne pas nous paraître belle ; ou on la représente toujours belle, et ce
n'est plus imiter. Pourquoi ne pas dire plutôt que l'art doit représenter le
beau, et ne pas laisser tout à fait de côté la nature ?".
Schelling, quant à
lui, explique : "Il résulte, en ce qui concerne l'opinion d'après laquelle
l'imitation de la nature devrait être le principe de l'art que, loin que la
nature, qui n'est belle qu'accidentellement, puisse servir de règle à l'art,
c'est dans les produits les plus parfaits de l'art qu'il faut chercher le
principe et la norme des jugements portant sur la beauté naturelle".
Le
premier propose donc de se passer entièrement de modèle, le second affirme que
l'art étant supérieur à la nature, c'est lui qui doit être le modèle. On
n'en est pas encore à : "La nature imite l'art", d'Oscar Wilde, mais plus
très loin.
Un autre théoricien, K.P. Motitz, va introduire une innovation
radicale : "L'artiste né ne se
contente pas d'observer la nature, il doit
l'imiter, la prendre pour modèle et former, et créer comme elle". Ce n'est
donc plus l'oeuvre, note Todorov, qui copie la nature, c'est l'artiste qui
devient son égal, en attendant de faire mieux qu'elle. (L'idée que l'artiste
est l'égal de Dieu, puisqu'il crée comme lui, n'est pas vraiment nouvelle et
T. Todorov signale Empédocle comme ayant déjà montré ce parallélisme).
Mais Moritz va plus loin ; il sépare Ethique et Esthétique, puis Beau et
Utile ; une fois cette séparation accomplie, il continue et écrit : "Une
chose ne peut donc pas être belle parce qu'elle nous donne du plaisir car
alors tout l'utile serait aussi beau ; mais ce qui nous donne du plaisir
sans être proprement utile, c'est que nous appelons le beau". De là, il
passe tout "naturellement" à l'excès : "Le concept d'inutile, dans la mesure
où celui-ci n'a aucune fin, aucune raison d'être, se rattache le plus
volontiers, et de plus près, au concept de beau, dans la mesure où celui-ci
n'a besoin, lui non plus, d'aucune fin, d'aucune raison d'être en dehors de
lui, mais possède toute sa valeur et la finalité de son existence en
lui-même".
Et Todorov de commenter : "Le beau est inutile pour une
raison précise : alors que l'utile, le mot l'indique lui-même, trouve sa fin
en dehors de soi, le beau est ce qui n'a besoin d'aucune justification
externe: une chose est belle dans la mesure ou elle est intransitive" et : "Le
concept de beau et de totalité deviendront donc quasiment des synonymes".
La différence essentielle est celle-ci: les oeuvres de la nature peuvent
être belles et utiles, les oeuvres humaines doivent être belles et inutiles.
("Un bel ustensile est une contradiction dans les termes", dit Novalis.)
Todorov démontre que, pour les romantiques, l'autonomie de ce
qui est une totalité est la condition de sa beauté ; une
oeuvre d'art parfaite, en effet, ne peut avoir d'explication, puisque
si une explication était nécessaire, ce serait la preuve
qu'elle n'est pas parfaite, "car elle dépendrait d'un ailleurs,
d'une instance qui lui est extérieure alors que le beau se
définit précisément par une autonomie absolue".
(Pour donner un exemple : Moritz, suivi par tous les autres
romantiques, déteste le mot "allégorie" ; c'est la
présence du morphème "allos" dans ce mot qui explique la
haine qu'éprouve Moritz à son égard.
L'allégorie, en effet, exige un ailleurs, contrairement au beau
qui est un tout accompli en soi... "Le vrai beau consiste en ce qu'une
chose ne se signifie qu'elle-même ne se désigne
qu'elle-même, ne se contient qu'elle-même, qu'elle est un
tout accompli en soi. Dans la mesure ou l'allégorie contredit
ainsi cette notion de beauté dans les arts figuratifs, elle ne
mérite aucune place dans la série du beau, nonobstant
toute dépense de zèle et d'efforts".)
Nous avons donc vu apparaître, dans ces textes,
plusieurs des mots-clé du romantisme "OEuvre Parfaite", "Totalité",
"Inutilité", "Autonomie absolue". Ce qui est un impossible rêve, car tout
artiste désire être reconnu, et les romantiques, qu'ils fussent théoriciens,
romanciers, peintres, dramaturges, etc., ont publié, exposé, ou fait
représenter leurs oeuvres, montrant ainsi qu'ils se souciaient fort de ce
qui leur était extérieur
Mais ce n'est pas seulement parce que 1'artiste
désire être reconnu que le rêve romantique est irréalisable et à rejeter ;
il y a plus important : la perfection est, par définition, immuable et
signifie donc mort, tandis que la vie est mouvement, transformation
changement.
Une autre raison, pour moi, de rejeter les absolus des
théoriciens du romantisme est que
l'autonomie absolue de l'oeuvre d'art
supprime le spectateur, donc le tiers (le père) entre
l'artiste et sa
création. Elle signifie donc, elle aussi, fusion et mort.
De même
Moritz, (rappelons qu'il est un des plus importants théoriciens du Romantisme)
méprise tout ce qui a un sens comme étant entaché d'utilité ; il écrit :
"celui-là doit être peu ému par les hautes beautés poétiques d'Homère qui,
après les avoir lues peut encore demander : que signifie 1'Illiade ? Que
signifie l'odyssée ?" La signification en art est une interpénétration du
signifiant et du signifié: toute distance entre les deux est abolie.
Pour
lui, les produits de l'art, comme ceux de la Nature (plus qu'elle, qui n'est pas
toujours parfaite) se doivent de n'avoir point de sens. Tandis que pour ceux
qui refusent la théorie romantique, s'il est vrai qu'une rose, objet de
Nature, est belle mais n'a point de sens (autre que celui donné par qui la
contemple), 1'Illiade ou l'odyssée elles, sont belles et, de plus, ont un
sens qui réunit ceux qui les aiment et les comprennent
Tout au contraire,
les romantiques ne rêvent que de fusion (qui, elle, supprime les liens et la
communication puisque, fusionnés on ne fait plus qu'un). Ils rêvent donc
tout naturellement de synthétiser les individus en vue de la production
d'êtres complets.
Schlegel écrit : "Souvent on ne peut s'empêcher de penser
que deux esprits devraient se
réunir, comme des moitiés séparées, et que ce
n'est qu'ensemble qu'ils sont tout ce qu'ils pourraient être".
Et en
effet, ils font une théorie à ce sujet : lorsque une telle synthèse intéresse la
philosophie, on l'appelle : "symphilosophie" ; quand il s'agit de poésie, on
parle de la "sympoésie", etc., car : "Seule la sympathie réunit
habituellement les philosophes qui ne sont pas l'un contre l'autre, et non
la symphilosophie", dit Schlegel.
Ces théoriciens vont essayer de mettre
en acte cette fusion, et A. Wilhelm, F. Schlegel, Novalis, Schleiermacher,
Schelling, Tieck (lui-même fusion de Jean-Paul et de Peter Leberecht) vont,
pendant cinq ans, fréquenter les mêmes maisons, les mêmes femmes, les mêmes
musées, écrire ensemble, etc.
Il n'y aurait évidemment aucune difficulté à
montrer que malgré, tous leurs efforts, chacun de ces auteurs reste
lui-même, et ne peut être confondu avec un autre. Car il ne s'agit pas ici de
réalité, mais de fantasme, non pas d'oeuvres réalisées, mais de théories...
qu'ils n'ont pas appliquées. Le problème est que ces théories ont peu à peu
envahi nos esprits, désormais dépourvus des solides repères du classicisme,
et en ont faussé le jugement.
Un autre aspect (prévisible) du problème romantique, est la
recherche de la pureté absolue, comme il se doit. Novalis écrit, par
exemple, que l'art se divise en deux sections ; l'une concerne des objets ou
concepts "déterminés, finis, limités, médiats" ce sont évidemment des arts
inférieurs ; l'autre est "l'art infini, libre, immédiat, originel, non conduit,
cyclique, beau, autonome et indépendant, réalisé par des idées pures,
vivifié par des idées pures". Comme on pouvait s'y attendre aussi, cet art
là parle la langue première, originelle;débarrassée de la souillure du sens,
c'est une langue maternelle.
(On peut sans peine reconnaître ici la rage du
petit enfant auquel les rapports sexuels entre ses parents apparaissent
comme une souillure pour la mère ; il est en effet persuadé qu'il est
lui-même son seul amour et qu'elle devrait donc rester chaste pour n'être
qu'à lui). Cette façon de voir ne pouvait que conduire à l'idée
d'auto-engendrement (pas de père entre maman et moi, et comme maman et moi
nous sommes fusionnés et ne faisons qu'un...) et c'est effectivement ce que
la doctrine des romantiques exprime, par la voix de Novalis : "Le musicien prend
et tire de lui-même l'essence de son art... l'art du peintre est à vrai dire
aussi parfaitement indépendant, aussi totalement à priori que l'art du
musicien. Seulement, il y a que la langue des signes, dont le peintre se
sert, est infiniment plus difficile que celle du musicien" ; et
Novalis de
nous expliquer, avec regret, que l'art du peintre est plus difficile à
débarrasser de tout sens que celui du musicien, ce qui prouve qu'il n'avait
pas su pressentir l'art du XXe siècle.
Tout naturellement aussi, ces
doctrines devaient mener à cette langue d'avant le langage, où "les
onomatopées, les métaphores, toutes espèces de tropes et la personnification,
figures du discours que la poésie d'art recherche intentionnellement, se
trouvent dans la protolangue d'elles-mêmes, sont chez elles avec une
nécessité inéluctable, elles y sont même au plus haut point dominantes"
aussi les fonctions expressives, impressives, référentielle du langage,
subsumées par la fonction communicative, sont opposées en bloc à une autre
fonction, non nommée, dans laquelle on apprécie le langage pour lui-même.
C'est ce qu'illustre l'exemple de l'homme sanscrit : "Le vrai Sanscrit
parlait pour parler, parce que la parole était son plaisir et son essence"
(Novalis).
(Notre siècle a beaucoup employé, magnifié, une logorrhée
dépourvue de sens profond où l'on parle pour parler et dont personne n'ose
dire : "le roi est nu".)
Mais en détruisant le sens, on arrive forcément
à l'indifférencié : "La langue est un instrument de musique pour idées...
Une fugue est toute logique, toute scientifique, on peut la traiter aussi
poétiquement... L'algèbre est poésie... On doit écrire comme on compose de la
musique"... écrit Novalis. Et donc :
Fugue = science = poésie ; algèbre
= poésie ; écriture = musique... Tout se vaut, tout se mêle...
Novalis rêve
d'une logique où serait supprimée la loi du tiers ; "Anéantir le principe de
contradiction est peut-être la plus haute tâche de la logique supérieure",
et il écrit : "Pour l'homme, l'équation est : corps = âme ; pour l'espèce
humaine : homme = femme".
Avant tout, abolir les différences ; l'un EST
l'autre.
Schelling, quant à lui, pense que l'unique raison pour laquelle on
pratiquait la castration dans l'Antiquité était de créer, pour l'art, des
objets qui lui permettent d'atteindre la plus grande perfection. Il écrit :
"En dehors de la modération générale, les artistes grecs cherchaient à
imiter dans l'art ces natures qui mélangeaient le masculin et le féminin,
que la mollesse asiatique produisait par la castration de tendres garçons ;
ils cherchaient ainsi à représenter en quelque sorte un état de
non-séparation et d'identité des genres. Cet état, atteint par une sorte
d'équilibre qui n'est pas pure annulation, mais véritable amalgame des deux
caractères opposés, appartient aux sommets que l'art à su atteindre".
La Loi abolie (le père supprimé) la liberté
devient infinie et totale. Dans la revue des théoriciens du
romantisme, "Athenaeum", Schlaegel écrit : "La poésie
romantique est encore en devenir... Elle ne peut être
épuisée par aucune théorie, et seule une critique
divinatoire devrait oser chercher à caractériser son
idéal. Elle seule est, infinie comme elle seule est libre, et sa
première loi est que l'arbitraire du poète ne souffre
aucune loi".
Un autre
exemple des similitudes qui existent entre le développement de notre culture et
celui de l'enfant pourrait être trouvé dans nos religions, qui vont de
l'adoration de la "Grande Déesse Mère" à celle de Dieu le Père (Ancien
Testament) puis à celle du Fils Dieu.
Une indication encore, marginale,
mais qui n'est pas sans intérêt, de l'ère adolescente dans laquelle nous
sommes (peut-être) se trouve dans l'étrange valorisation que nous donnons,
depuis quelque deux cents ans à l'adolescence et aux adolescents. Ils sont
devenus LE modèle, à tel point que ceux qui sont adultes (du moins par
l'âge) se donnent le ridicule de les imiter, au lieu d'essayer de leur
indiquer un chemin. C'est, une fois de plus, inverser les valeurs et, au
lieu de chercher à mener le plus possible de jeunes vers l'âge adulte,
prétendre, à l'âge adulte, régresser vers l'adolescence.
Je ne
m'étendrai pas ici sur les pratiques auxquelles ont abouti ces idées dans notre
monde occidental contemporain, chacun les a en mémoire : le désir d'un
résultat immédiat, fusionnel où il n'y ait pas d'espace (ou le moins
possible) entre le désir et sa réalisation est, en art comme ailleurs, une
des caractéristiques de notre monde.
L'indifférenciation des valeurs aussi,
dans un monde où tout est art, de Cézanne aux graffitis, et où tout le monde
est génial, le dernier chanteur à la mode aussi bien que Pasteur...
J'avance donc l'idée que nous arrivons peut-être désormais au moment où
s'achève 1'adolescence, où il nous faut abandonner les derniers restes
d'enfance avant d'accéder à l'âge responsable.
Sommes nous arrivés à un
moment de mutation semblable à celui qui nous fit passer de la Royauté, du
statut de sujet/enfant (le Roi est le Père de ses sujets) à la République, où
l'on est censé être un citoyen, capable d'assumer son propre devenir
politique et celui de la nation ?
Sommes-nous vraiment capables (à quelques
dizaines d'années près) de tirer un trait sur l'enfance (et sur ce retour
partiel à l'enfance qu'est l'adolescence), et pourrons-nous abandonner nos
conduites suicidaires actuelles au profit de conduites plus adultes avant de
nous détruire?
Comment continuera l'histoire ? Je m'interroge sur la
forme que pourrait prendre la religiosité au XXIe siècle et sur quelle
pourrait être la représentation d'un Dieu de l'âge adulte si, toutefois,
l'âge adulte a besoin d'un Dieu.
A partir de là, la connaissance que nous
donne la psychanalyse de l'évolution psychique de l'être humain ne nous
offre plus de repères, peut-être faute de modèle.
Résumé
En étudiant l'évolution de l'art et les théoriciens du Romantisme,
on propose l'idée que, loin d'être atteinte par la limite d'âge, notre
culture est en pleine adolescence avec ce que cela comporte comme excès et
même comme risque suicidaire. Mais, comme l'adolescence aussi, notre
civilisation contient virtuellement d'extraordinaires possibilités d'évolution,
pour peu que nous soyons capables de nous diriger vers l'âge adulte.
When studying the evolution of art and the
theoreticians of Romanticism, we propose the idea that, far from being
affected by age limits, our culture is totally in its adolescence, with that
which acts as excess and even as suicidal risk. However, like adolescence,
our civilization contains, virtually, extraordinary possibilities of
evolution, provided that we will be able to make our way towards the adult
age.
Bibliographie
M. Audisio, S. Lebovici (1983),
"Colloque National sur la Post-adolescence" P.U.F.
P. Bloss, "Les
Adolescents", Stock.
F. Bégoin-Guignard (1984), "Adolescence et Féminité"
(L'Adolescence T.2. n°2)
B. Brusset (1984), "Anorexie Mentale et
Toxicomanie" (L'Adolescence, 2/2)
J. Chasseguet-Smirgel (1984) "Ethique et
Esthétique de la Perversion", Champ-Vallon Ed. H Deutsch (1967), "Problèmes
de l'Adolescence" P.B.P.
Diderot (1751) "L'Encyclopédie"
Diderot (1830)
"Paradoxe sur le Comédien"
S. Freud (1920) "Au-delà du Principe de Plaisir"
P.U.F.
S. Freud (1912) "Totem et Tabou" Payot Ed.
M. Klein (1948) "Sur
la Théorie de l'Angoisse et de la Culpabilité" P.U.F. Ed
Laplanche &
Pontalis "Vocabulaire de la Psychanalyse" P.U.F. Ed.
G. Mendel & Ch.
Vogt (1975), "Le Manifeste Educatif" P.B.P.
T. Todorov (1977), "Théories du
Symbole" Seuil Ed.