Psychanalyse dans la Civilisation
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Cadre et limites dans l'art du Quattrocento florentin : une
approche psychanalytique
Eloisa Castellano-Maury
Psychanalyste
Historienne d'Art
Paris Madrid
Eloisa Castellano-Maury

Historienne d'Art et d'Archéologie, Eloisa Castellano-Maury s'est spécialisée dans les Fonds Architecturaux de la peinture italienne du Quattrocento, ce qui lui a valu d'être boursière de la Fondation CINI, à San Giorgio Maggiore de Venise.
Diplômée en Psychologie Clinique, elle est actuellement psychothérapeute à l'Institut de Psychosomatique de l'Hôpital de la Poterne des Peupliers, à Paris.
Eloisa Castellano-Maury publie actuellement, aux Editions Usher, son premier ouvrage de fiction : Dora, au delà du Divan, version romancée des trois mois de cure que la célèbre patiente fit chez Freud.





Cadre et limites dans l'art du Quattrocento florentin : une
approche psychanalytique


Je suis atteint de torpeur intellectuelle et n'ai pu arriver ici à calmer l'agitation de mes
pensées et de mes sentiments. Pour ce faire, c'est l'Italie qu'il me faudrait.
S. Freud, Lettre 67 à W. Fliess

Freud, dans un discours à la Société B'nai B'rith en 1926, en faisant allusion à ses liens avec le judaïsme, parle d'obscures forces émotionnelles... d'autant plus puissantes qu'on ne peut les exprimer au moyen de mots" et "d'une nette conscience d'identité intérieure qui ne se base pas sur la race ou la religion, mais sur une aptitude, commune à un groupe, à vivre en opposition et à être libre des préjugés qui bloqueraient l'usage de l'intellect..." Il insiste donc sur quelque chose d'essentiel, à l'intérieur de l'individu, qui le soude au groupe tout en protégeant son intégrité psychique.

Ces "obscures forces émotionnelles qu'on ne peut exprimer avec des mots" ont été représentées à de nombreuses époques par l'Art. Mais l'art d'aujourd'hui, qui relève plutôt d'un narcissisme prégénital en miroir avec celui d'un certain public, n'assemble pas les hommes autour de lui et ne bénéficie plus de l'adhésion populaire issue des sources affectives de l'individu. Art souvent mégalomaniaque, ou le "créateur" essaye de retrouver son Moi infantile de toute puissance narcissique (le Pont Neuf enveloppé dans du papier par Cristo, par exemple).

Paradoxalement, jamais les expositions des maîtres du passé n'ont bénéficié d'autant d'affluence. Tandis qu'une certaine forme d'art réunit spéculateurs et marchands dans des foires commerciales boudées par le grand public, celui-ci affronte les intempéries dans de longues queues pour se serrer devant des Van Gogh ou des Vélasquez. Il serait intéressant d'étudier cette boulimie qui semble appartenir à la sphère des comportements. De même, la construction de Musées prolifère pendant que l'on assiste à la destruction systématique des vestiges qui restent encore à notre portée (on organise une fête "Pop" à Venise et le portail de San Marco est endommagé) dans un mouvement où l'on pourrait reconnaître les attaques du stade sadique-anal, auxquels succède la culpabilité dépressive et le besoin de réparation.

Ainsi, il semble que jamais la création contemporaine n'a été plus abondante et jamais le regard vers le passé plus avide. On pourrait rapprocher ce phénomène de la crise "psychopolitique" dont parle Gérard Mendel lorsqu'il fait remarquer que les hommes sont mentalement en quête de modèles identificatoires dans les représentations du passé sans pouvoir fixer leur imaginaire sur des modèles suffisamment attrayants dans le présent.
Pour Léonard de Vinci, l'art était "cosa mentale", et cette formule condense ce que je voudrais développer ici en me basant sur l'Art florentin de la première Renaissance. Dans quelle mesure les productions artistiques d'une civilisation sont-elles le reflet des mouvements inconscients qui la sous-tendent ?

Il s'agit en effet d'articuler ces réflexions sur l'art à l'évolution de la clinique, en particulier en ce qui concerne la prolifération actuelle d'affections floues et inclassables, qu'elles soient appelées borderline, "as if" ou narcissiques, l'abondance même de ces termes et des écrits qui leur sont consacrés montrant les nombreuses questions qu'elles posent.
Le sujet a semblé tellement préoccupant aux psychanalystes qu'il a suscité une réunion sur ce thème au début de l'année 1989, sous le titre "La psychanalyse : questions pour demain". Je citerai quelques lignes tirées de l'avant-propos de ces journée : "L'expérience actuelle confronte les psychanalystes à des difficultés nouvelles : au lieu des investissements à la fois stables, diversifiés et souples d'un transfert prêt à la relance évolutive, le cadre analytique est le lieu de constellations psychiques étonnamment rigides ou, à l'inverse, animées par une irrépressible fuite en avant.

L'intemporalité, la coupure trop radicale avec toute extériorité, sans véritable élaboration, s'installent, les désorganisations les plus déconcertantes surviennent." Ces sujets "non-analysables" semblent surtout souffrir d'une mauvaise organisation de la relation d'objet, qui fonde la richesse représentative et la souplesse du Préconscient nécessaire à un bon fonctionnement psychique suffisamment teinté de névrose.

Dans "Malaise dans la Civilisation" (1929), Freud montre comment l'organisation sociale, quelle qu'elle soit, ne peut tolérer un individualisme trop accentué, qui rappellerait l'arbitraire d'un seul individu plus fort que les autres. "La vie en commun ne devient possible que lorsqu'une pluralité parvient à former un groupement plus puissant que ne l'est lui-même chacun de ses membres, et à maintenir une forte cohésion en face de tout individu pris en particulier."
Les névroses sont-elles l'essence même de l'individualisme ? Ou, à l'inverse, l'individualisme mène-t-il irrémédiablement à la névrose ? A notre époque le particularisme semble s'estomper, mais au lieu de laisser la place à des groupes humains dont le dénominateur commun serait un Idéal du Moi garant de l'intégration des frustrations et des identifications primaires et secondaires et témoin de l'accès à l'OEdipe, on se trouve face à une juxtaposition de sujets (et non d'individus) aussi semblables entre eux qu'ils sont isolés.

G. Devereux, dans un article ancien, met l'accent sur les avantages de l'individualisme, à condition que celui-ci s'inscrive dans la société. Je le cite : "Le miracle grec et ses équivalents résultent simplement de la capacité d'une société d'utiliser le côté le plus individuel du citoyen". De cette façon, "... le maximum de socialisation va de pair avec le maximum d'individualisation". Ces conclusions pourraient également s'appliquer à la période de la première Renaissance où chaque citoyen, aidé en cela par un art humaniste où il se voyait reflété, se sentait autorisé à vivre comme un individu séparé ayant le droit d'opiner et de créer à sa façon, tout en se sentant appartenir à un mouvement culturel collectif.

L'interaction complexe entre la structure des sujets et le contexte social où ils vivent, leurs traditions culturelles et leurs expériences personnelles, pose le problème : quoi faire avec ces patients dont le dénominateur commun semble être une mauvaise organisation du Préconscient et une faillite du registre symbolique ? Il existe une différence notable entre travailler avec l'Inconscient (les profondeurs) et prêter notre fonctionnement mental aux patients qui ont des difficultés à fantasmer et qui ne demandent qu'une sorte d'étayage de type mère-nourrisson.
Certains malades entrent dans le cadre plus général des individus qui ne possèdent pas de corps social fantasmatique susceptible de les enrichir en leur permettant de développer en miroir leur propre fantasmatique, l'une servant de relais à l'autre, ce qui vient s'ajouter à leurs problèmes de fonctionnement psychique particulier.
L'intégration sociale implique des relations entre soi et les objets; elles s'établissent par un mécanisme d'identification projective et introjective qui favorise le sentiment d'appartenance.
Autant que l'Art avec une majuscule, l'artisanat, le folklore, la musique, les coutumes traditionnelles, etc. contribuent à la réassurance du sentiment d'identité.

C'est en réfléchissant aux conséquences du déracinement de plus en plus fréquent de nombreux individus qui au lieu d'enrichir la communauté avec leurs propres apports culturels, se trouvent au contraire engloutis dans une civilisation soumise à l'uniformisation et au rétrécissement du monde du fantasme, que m'est venue l'idée, peut-être un peu étrange, de comparer ce phénomène psychosocial contemporain à une époque de l'histoire de l'humanité particulièrement riche en contenu fantasmatique, l'éclosion de la Renaissance florentine entre les années 1400 et 1460, c'est-à-dire à ce qu'il est convenu de désigner comme le "Quattrocento". A cette époque, les Musées n'existaient pas : l'art faisait partie de la vie.
Freud écrit : "En tant que réalité acceptée conventionnellement et dans laquelle, par la vertu de l'illusion artistique, des symboles et des formations substitutives peuvent provoquer de véritables affects, l'art forme un royaume intermédiaire entre la réalité, qui interdit le désir, et le monde imaginaire, qui réalise le désir, et dans lequel les aspirations de toute puissance de l'humanité primitive sont restées pour ainsi dire en vigueur".

Ce n'est pas un royaume que nous allons explorer ensemble, mais la République de Florence; en effet, cet Idéal s'est manifesté à divers moments de l'humanité (depuis les figurations des cavernes préhistoriques jusqu'aux bâtisseurs des cathédrales) mais il me semble que le "Quattrocento" est un moment privilégié de l'histoire de l'art où un idéal collectif a été appliqué à la condition humaine et à la vie charnelle dans un fantasme commun structurant un groupe et le signifiant. Ce fantasme est devenu réalité dans un mouvement organisateur car, à la différence des exemples cités plus haut (magie de la préhistoire, élan mystique des cathédrales), sa dimension reste dans des limites humaines et réalistes introduisant, malgré l'idéalisme de ses aspects formels, le tragique de la finitude et par conséquent, de la castration.
A la chute de l'Empire Romain d'Occident, la tradition naturaliste est abandonnée, remplacée par un art issu du symbolisme de la religion byzantine et des apports du répertoire abstrait des peuples barbares, de plus en plus éloigné de la réalité objective. L'âme prévaut sur le corps dont les formes s'effacent sous le graphisme chaque fois plus compliqué des plis des tuniques qui brouillent la différence des sexes et des générations.

Cette âme est collective, sans nuances, et l'uniformité des visages correspond à l'uniformité des sentiments. Les seuls personnages dignes d'être individualisés sont les membres des élites, tandis que le reste de l'humanité se voit clivé sommairement en Justes et Damnés.
Je me limite ici à cerner les tendances générales; j'ajouterai qu'aucun jugement de valeur
n'entre dans ces considérations, étant entendu que toute oeuvre d'art, quelle que soit son essence, peut dégager une fascination particulière pour chacun de nous, selon l'état d'esprit avec lequel on la regarde. Si la contemplation de l'art de la Renaissance nous donne une impression de sérénité, c'est peut-être parce qu'il représente le point culminant d'un idéal de civilisation auquel l'être humain aspire, mais aussi parce qu'en restant dans le registre de la mesure et des limitations, il nous paraît non seulement vraisemblable, mais aussi accessible.
Cela n'empêche pas que d'autres formes d'art nous touchent, nous émeuvent ou nous saisissent, selon les désirs secrets que notre Inconscient y projette.

Le Quattrocento florentin est donc l'un de ces moments de l'humanité où l'art représente le point de rencontre des réseaux individuels qui tissent ce qu'on a pu nommer l'inconscient collectif, favorisant ainsi l'éphémère sensation de vivre une époque privilégiée.
Cet art réunit d'une façon qui peut sembler contradictoire un aspect "réaliste et humaniste" et un autre aspect "idéal" qui le rapproche des rêves. Le renouveau artistique prend la forme d'un phénomène culturel impliquant la société et l'individu, le cadre et le contenu. Il relèverait simultanément du principe de réalité et du principe de plaisir. Ces deux principes sont-ils compatibles? D'une part il faudrait avoir eu accès à l'Oedipe pour goûter cet art extrêmement cadré et qui obéit à des règles dont la fixité est aussi immuable et surmoïque que celle du cadre analytique. De l'autre, il permet de se laisser envahir par des sensations et des impressions très précoces qui, organisées en symboles, participent à la matière du rêve. A la veille d'un voyage en Italie, Freud confie à son ami Fliess : "J'espère cette fois pénétrer un peu plus avant dans l'art italien. Je commence à saisir ton point de vue: tu recherches non point ce qui présente un intérêt culturel, historique, mais la beauté absolue, dans une harmonie de forme et idée et dans les sensations essentiellement plaisantes de couleur et d'espace".
Les éléments de sensorialité issus des processus primaires émergent sous forme de rejetons de l'inconscient et se déguisent en se glissant dans une forme soumise à une idée secondarisée.

Ainsi, comme le cadre analytique contient les fantasmes les plus archaïques surgis du fond de l'Inconscient, le cadre intellectuel de la Renaissance florentine est prêt à recevoir tous les aspects de la condition humaine et ses plus folles fantaisies.
Lorsqu'il parlait de la ville de Florence, qui remaniait et corrigeait sans cesse sa Constitution, Dante la comparait à un malade qui change de position à chaque instant pour échapper à la souffrance. On se demande alors si dans l'Italie du "Quattrocento", déchirée par l'instabilité des luttes intestines, Florence n'a pas voulu représenter, au moyen d'un art puisé surtout à des racines antiques, un idéal d'ordre et de sérénité, en une sorte de formation réactionnelle. Créer pour se distinguer et pour cela faire appel à un modèle de référence pour se reconnaître et se définir.

Florence adopte la perspective géométrique comme cadre formel et s'inspire de l'Antiquité et de la philosophie néo-platonicienne.
Celle-ci prône une intelligibilité des formes supérieures sans laquelle il n'y a pas d'ordre esthétique accompli. Platon vivait lui aussi à une époque d'instabilité. Dans sa lettre VII, il dit : "Constatant que tout va absolument à vau-l'eau j'ai été pris de vertige". Ce malaise face à un monde en perpétuel changement a donné à sa philosophie une impulsion fondamentale.
Pour lui, tout changement dans l'ordre des choses ne peut être que corruption et dégénérescence. Bennett Simon donne une ingénieuse interprétation à ce sujet et voit dans l'attitude de Platon les conséquences d'un vécu particulièrement traumatique de la scène primitive.

Ces choses soumises au changement sont la progéniture des choses parfaites que Platon nomme les Idées ou les formes. Il imagine donc, sur cette assise idéaliste, un Etat
définitivement immobile qui ne connaîtrait ni décadence ni altération, un monde d'une beauté absolue, mais en même temps d'un réalisme surprenant, d'une perfection immobile, qui obéirait en quelque sorte au principe de plaisir et au refus de se résigner à la fatalité de la mort.
Ces idées de Platon illustrent le concept de Moi Idéal à l'inverse de l'Idéal du Moi héritier du Surmoi et des frustrations oedipiennes, le Moi Idéal se définit comme un idéal de toute puissance narcissique forgé sur le modèle du narcissisme infantile. Nous verrons plus loin de quelle manière le génie florentin à réussi à se dégager de ce Moi Idéal infantile en se pliant à l'idéal du Moi et au principe de réalité.

L'ébranlement du monde gothique au début du XVe siècle constitue un moment évolutif charnière, une phase intermédiaire entre l'animisme et la pensée scientifique où, dans un processus de secondarisation, s'ébauche la naissance de l'objet.
En Italie, les vestiges antiques étaient très nombreux et bien mieux conservés que ceux qui sont parvenus jusqu'à nous ailleurs. Mais ce passé était pour ainsi dire "refoulé" et ce fut le rôle des artistes de mettre devant les yeux de leurs contemporains ce qui avait toujours été là, mais qu'ils n'avaient jamais vu. Il est tentant de faire la comparaison entre l'artiste et le psychanalyste qui lève une résistance, propose une nouvelle construction, se faisant ainsi le médium qui permet au patient (au spectateur) de dire : "Je l'ai toujours su !" (ou vu).
Subitement les Florentins ont regardé les rejetons refoulés de Rome pendant la latence gothique : le passé enfoui se dessinait sous leurs yeux et ils en faisaient leur roman familial.

La découverte de la perspective eut un grand retentissement à Florence, comme si elle allait dans le sens des tendances profondes du moment : capter l'espace dans un cadre immuable, mathématique et parfait, d'où l'on évacue le flou et le désordre des siècles précédents. Entre 1421 et 1436 Filippo Brunelleschi fut chargé de construire la coupole de la cathédrale de Florence. On n'imagine pas assez la satisfaction narcissique que ressentirent les Florentins en contemplant son élévation. A la fois contenant et contenu, elle représentait peut-être l'objet perdu assimilé dans le Moi sous forme de symbole et projeté dans le monde extérieur dont parle Mélanie Klein.

Un accord profond règne entre le milieu intellectuel et les artistes, créant dans la cité un mouvement civilisateur d'une ampleur et d'une vitalité extraordinaires. On peut parler d'une série d'échanges, d'une inspiration réciproque. Le citoyen florentin cherche peut-être à "... recouvrer sous une forme nouvelle d'un Idéal du Moi, cette perfection précoce qui lui a été arrachée... substitut du narcissisme perdu de son enfance, du temps où il était son propre idéal" (S. Freud, "Pour introduire le narcissisme" 1914). Monde idéal d'autant plus parlant pour les spectateurs florentins qu'il était peuplé de personnages en chair et en os.
C'est surtout grâce à Masaccio, un artiste exceptionnel qui pendant sa courte vie (il est mort à 25 ans) a eu le temps de bouleverser la conception de la peinture, que la sévérité du néo-platonisme s'est "humanisée" : la rigidité du cadre formel théorique s'est fait réceptacle du destin de la condition humaine, reconnaissant le corps et la beauté, mais aussi la vieillesse et la maladie. Masaccio réussit la synthèse du fond et de la forme, du contenant et du contenu, du cadre parfait et de la vie mortelle. En cela il se distingue d'autres artistes qui obéissent davantage à l'aspect métaphysique du néo-platonicisme, tels Botticelli.

L'historien d'art Federico Zeri fait la distinction entre une Renaissance authentique où l'être humain est considéré de l'intérieur dans l'exactitude de son anatomie et les nuances de ses sentiments, et la Pseudo-Renaissance qui n'est qu'utilisation superficielle des "recettes" de la perspective dans la continuité des figures plaquées de la peinture antérieure. On pourrait faire un parallèle avec le cadre psychanalytique qui propose la profondeur d'un espace psychique nouveau à l'homme: tandis que certains s'y redécouvrent un corps et une âme soumis aux mouvements mystérieux de l'inconscient, d'autres y passent des années en faisant "comme si". Dans ce cas, comme dans la Pseudo Renaissance, il n'y a pas de raison intime, ce ne sont que des attitudes fausses dictées par la mode.
Il est intéressant à ce sujet de comparer, à la Chapelle Brancaci, les figures peintes par Masolino, délicates, minaudières, richement ornées, mais manquant d'épaisseur et de volume, et les hommes et femmes de Masaccio, devant lesquels les Florentins sont demeurés fascinés comme devant un miroir. Il s'agissait d'eux, de leur quartier, de leurs amis, de leurs maisons.
Ces personnages ont un poids corporel spécifique, ils se tiennent bien plantés sur un sol solide et stable, ils sont en harmonie avec le monde qui les entoure. Dans les oeuvres de Masaccio ou de Donatello pas de joliesse, pas d'affectation : l'être humain, simple et complexe à la fois.

On devine les muscles sous les vêtements, la fragile texture de la peau dans la nudité. On est loin des figures plates et comme découpées, flottant ingravides sur un fond indéterminé d'architectures bancales dans lesquelles il était invraisemblable qu'elles puissent se glisser. Par ailleurs, ces personnages peints projetaient pour la première fois une ombre. Dante, sorti à la lumière du Purgatoire après sa visite aux enfers, se fait reconnaître par l'ombre qu'il projette, ce qui prouve qu'il n'a pas un corps fictif. Les spectateurs cessent eux aussi d'avoir un corps fictif, ils ne sont plus des âmes immortelles, ils regardent et ils se troublent face à la beauté, à la temporalité, à la mort. Cependant la condition humaine gagne en dignité; elle utilise des chemins valorisées socialement pour donner forme aux fantasmes et libérer les tensions de l'individu : celui-ci sent qu'il appartient à la communauté. L'art lui permet de redéfinir et de rétablir des relations avec sa famille, son clan, ses ancêtres et, en dernier lieu, avec tous les êtres humains, grâce à la possibilité de réaliser de multiples identifications.
En même temps qu'il joue un rôle liant, érotisant et érotique, il s'inscrit dans le principe de réalité (en opposition à l'art gothique qui l'a précédé) en rétablissant des proportions justes par l'invention de la perspective, en insistant sur la différence des sexes et des générations grâce à l'utilisation des volumes et à la personnalisation des figures. Des créateurs authentiques, tels Masaccio et Donatello dont la lignée va jusqu'à Raphaël en passant par Piero della Francesca, sauvent l'art du Quattrocento des chemins dangereux de l'Utopie où ses liens avec le platonisme et son exaltation de l'Antiquité Romaine auraient pu le mener.
Dans l'article "La Matrice archaïque de complexe d'OEdipe dans l'Utopie" J. Chasseguet-Smirgel nous dit que dans toute Utopie : "il existe un désir primaire de redécouvrir un univers sans obstacles, un ventre maternel lisse débarrassé de ses contenus auquel on veut avoir librement accès. Ces contenus sont constitués du père, de son pénis, des bébés et des excréments".
On peut rapprocher cette assertion de l'exigence d'Alberti concernant la construction des églises idéales, sous le primat de la forme circulaire : les temples devaient être ronds, dépouillés, ils devaient favoriser les propriétés contemplatives dans une sorte de thérapeutique spirituelle à travers la Beauté absolue, forme-Mère de l'univers concret associée au monde antique.

Peu d'églises idéales s'érigèrent d'après les préceptes platoniciens: elles restèrent sous forme de projets, de compromis, comme la vie même: inachevées, composites, peuplées de bébés, de Nativités, de Condottiere, de Sages, de mauvais garçons et de Madeleines vieillissantes. Les Florentins ont rêvé d'un monde d'Utopie, mais l'instinct de vie a été le plus fort et ils ont accepté les limites et la finitude charnelle de l'être humain et la Loi du père. Par un miracle d'équilibre, la nostalgie du Paradis Perdu et la réalité de la condition humaine trouvent à Florence une synthèse harmonieuse, éphémère comme la vie même.
Le concept de l'idéal du Moi nous permet d'examiner ce phénomène artistique sous un autre éclairage. Concept charnière entre l'individuel et le collectif, entre le narcissisme et la relation d'objet, il a été élaboré par Freud tout au long de son oeuvre. Il le décrit par ces lignes significatives : "Tout connaisseur de la vie psychique de l'homme sait qu'il n'est guère de chose plus difficile à celui-ci que le renoncement à une jouissance déjà éprouvée. A vrai dire nous ne savons qu'échanger une chose contre une autre" ("La création littéraire et le rêve éveillé", 1908). L'Idéal du Moi serait la conséquence directe de cette constatation, l'homme courant sans cesse à la poursuite de la perfection perdue.

L'Idéal du Moi occupe un statut particulier entre la mégalomanie infantile et l'amour d'objet, entre le principe de plaisir et le principe de réalité.
Dans "Psychologie collective et analyse du Moi" (1921), Freud fait ressortir l'importance de l'identification dans l'Oedipe : le père est l'idéal du garçon, mais cette identification peut avoir lieu chaque fois qu'une personne se découvre un trait commun avec un autre, en raison d'une communauté affective résultant de la nature du lien qui rattache chaque individu au chef.

L'art florentin est à la fois collectif et individuel. Dans cette identité collective que suppose le fait d'être florentin, s'affirme avec force la personnalité de chaque individu.
Dans ce même texte, Freud se demande si les grandes réalisations de l'humanité doivent être attribuées à l'initiative de la foule ou de l'individu isolé : "... on ne saura jamais ce que le penseur ou le poète isolés doivent aux incitations de la foule dans laquelle ils vivaient ni s'ils font plus qu'achever un travail psychique auquel d'autres ont simultanément collaboré".

Dans le contexte florentin nous pourrions ajouter au penseur et au poète, le peintre, l'architecte et le sculpteur. Ici le désir d'appartenance au groupe est librement consenti, c'est une adhésion secondaire, libidinalisée par le truchement de l'univers des formes. C'est en cela qu'il peut se distinguer du platonisme politique où l'individu n'existe pas.
En prenant appui sur l'article de Freud "Le Moi et le Ça" de 1923, on pourrait faire une comparaison métaphorique entre l'éclosion de la Renaissance florentine et l'accès de l'individu à l'Oedipe, une fois intégrées les différentes étapes de son développement psychique, les investissement libidinaux et les identifications objectales aboutissant à la naissance de l'idéal du Moi.
L'Antiquité serait ainsi pour Florence "le père de sa préhistoire personnelle" et Rome la mère, objet d'un investissement libidinal débouchant sur une identification secondaire.

De sorte que l'idéal du Moi, tel que nous l'appliquons ici à l'art du Quattrocento serait un degré du développement du Moi venant alléger le poids du Surmoi précoce, avec sa charge de peurs, de contraintes et d'interdits. Je citerai encore Freud dans "Le Moi et le Ça" : "Par suite de l'histoire de sa formation, l'idéal du Moi a les liens les plus étendus avec l'acquis phylogénétique de l'individu, son héritage archaïque. Ce qui a appartenu au plus profond de la vie psychique individuelle, la formation d'idéal, en fait ce qu'il y a de plus élevé dans l'âme humaine..."
L'Art de Florence a peut-être atteint "ce qu'il y a de plus élevé dans l'âme humaine". Art qui a eu accès à l'Oedipe, ouvrant la voie à la maturité et au principe de réalité qui le caractérise.

Tout autre est le Moi Idéal qui fonctionne sous le primat du principe de plaisir et de la toute puissance et qui semble caractériser non seulement l'art de notre époque, mais aussi le psychisme de nos contemporains, cela étant probablement la conséquence de ceci. Dans son article "Psychanalyse de la Réalité extérieure", R. Koenigsberg dit : "... la réalité sociale est une création humaine et donc... toute réalité sociale a une origine psychique".
L'idéal du Moi implique l'idée d'ajournement des désirs, de tolérance à la frustration et de
détour par la réalité. C'est à partir du renoncement à des satisfactions immédiates que naît le besoin de trouver des substituts, de faire des déplacements qui sont à la base de l'activité symbolique. De l'attente naît la vie fantasmatique, le projet sublimatoire. "Les dosages harmonieux des frustrations et la situation triangulaire éloignent l'objet et cette distance ouvre une perspective" (P. Marty).

Le rapprochement avec l'introduction de la perspective dans la peinture du Quattrocento s'impose. A l'opposé des représentations artistiques du monde gothique, éthérées, à deux dimensions, les artistes florentins introduisent la corporéité et la profondeur. Freud ne disait-il pas : "Le Moi est avant tout un Moi corporel" ? Ils dépassent la fusion du monde médiéval placé sous le signe du clivage entre narcissisme et pulsions (Justes d'un côté, Damnés de l'autre) où "l'objet n'est plus qu'un prétexte à l'assomption glorieuse du Moi pour laquelle l'incarnation représente une entrave" (J. Chasseguet).

Les réflexions qui précèdent pourraient introduire toute une série de questions sur notre époque et sur la carence actuelle des capacités de mentalisation dont la conséquence la plus visible est la floraison des diverses formes de comportement vides de sens, en l'absence de mécanismes de défense secondarisés basés sur une richesse fantasmatique suffisante.
L'artiste s'adresse à chaque individu, à ses aménagements esthétiques et affectifs propres, à ses désirs et à ses angoisses. Réciproquement, il est aussi le porte-parole des hommes au milieu desquels il vit : "nous étudions l'homme en étudiant le monde qu'il a créé". (R. Koenisberg)
On pourrait se demander quel langage il utilise aujourd'hui. Où situer de nos jours l'inscription symbolique oedipienne ? Comment imaginer l'avenir du monde fantasmatique représenté par l'Art ainsi que celui de la santé psychique des hommes?
L'être humain, dans la détresse de sa condition, se console souvent dans une permanence ou un retour aux formes de pensée mégalomaniaque et toute puissantes de l'enfance, où le principe de plaisir primait sur le principe de réalité. Et comment ne pas les comprendre ? "La vérité engendre la haine" lit-on au bas d'un tableau de Holbein.

Les hommes préfèrent se sentir immortels, invulnérables et tout puissants et l'art est l'une des manifestations privilégiées de ce désir d'éternité.
Certains vestiges du passé submergent l'humain : les Pyramides, le Temple de Balbek, la Muraille de Chine... Nous sommes partagés entre l'admiration et l'horreur, car ces monuments nous donnent l'impression d'être pétris de chair humaine.

Dans cette démesure, quelques rares phénomènes artistiques nous soulagent, nous les trouvons à notre mesure : l'Athènes du Ve s. av. J.C. et ses prolongements italiens: la Grande Grèce, Rome... et, via Byzance, Ravenne et Venise ; plus tard encore la Toscane du Quattrocento.
Il y a aussi l'art roman avec ses proportions adaptées à l'échelle humaine, qui pendant des siècles difficiles, fait perdurer l'esprit gréco-romain dans le péristyle des cloîtres dont les chapiteaux servent de refuge aux représentations fantasmatiques des hommes de cette époque.
Jusqu'à ce que, dans un éternel retour, un réformateur s'insurge contre ces figurations trop proches du monde pulsionnel et lance l'anathème contre elles. Saint Bernard préfigure Savonarole... et se situe dans la continuité des Pythagoriciens démolissant Sybaris.

A notre époque, New York et ses tours de plus en plus hautes, l'Arc de la Défense à Paris, les tableaux barbouillés de couleurs primaires dont on apprécie la grande taille plutôt que la qualité...
On dit qu'il n'est pas possible que l'Art et la créativité aient disparu, même si les éditeurs, les directeurs de théâtre et des galeries le proclament; peut-être se sont-ils réfugiés dans les domaines d'où ils ont surgi : les objets utilitaires, la mode, l'architecture d'intérieur... De nos jours l'homme de la rue fuit la froide grandeur du pseudo-art qui l'écrase et trouve peut-être un refuge dans les revues de décorations, dans des vêtements, dans la nostalgie des traditions de sa province d'origine, dans un rêve écologique de réminiscences Rousseauistes. Son rêve est individuel, plus proche du narcissisme que de la relation d'objet.

Pour les philosophes grecs, le Beau était l'équivalent de la Juste Mesure et c'est cela qui manque le plus cruellement à notre époque.
Cette mégalomanie se reflète spectaculairement sur le fonctionnement mental de certains sujets qui se conforte de cet art fait d'imposture et coupé des sources pulsionnelles. Selon J. Chasseguet-Smirgel, ils croient ainsi pouvoir faire l'économie du détour par la réalité et trouver à moindres frais la complétude narcissique.
Notre époque est variable, multiforme, déconcertante, et il est presque impossible de conclure et d'étudier de façon étroite des phénomènes sociaux ou artistiques. On voudrait être optimiste même s'il est bien difficile de l'être et rêver d'un monde où les fantasmes inconscients trouveraient à s'exprimer dans un cadre et des limites proches de celles de l'Art du "Quattrocento".

Résumé

Jamais la création artistique n'a été plus abondante qu'à notre époque et jamais le regard ne s'est tourné vers le passé avec plus d'avidité. L'auteur réfléchit aux conséquences, sur l'art actuel, de certains aspects du fonctionnement psychique de nos contemporains : mauvaise organisation de la relation d'objet, absence de richesse représentative, mégalomanie et narcissisme.
Elle compare ces productions actuelles,soumises à des mécanismes primaires, proches du Moi Idéal de toute puissance narcissique, à l'art florentin du "Quattrocento". Art secondarisé, qui se caractérise par la mesure et l'accession à l'Oedipe, et qui rassemble les hommes dans un fantasme commun appliqué à la condition humaine et à la vie charnelle.


Mots Clé : Création artistique, Relation d'Objet, Richesse représentative, Fantasme commun appliqué.


Summary

Never has the artistic creation been more abundant than in our era and never has our eye turned towards the past with more greed. The author considers the consequences on con temporary art of certain aspects of the psychic functioning of our contemporaries: poor organization of the object relationship, absence of representative wealth, megalomania and narcissism.
She compares these current productions with are subjected to primary mechanisms and close to an Ideal Ego powerful and narcissistic, to the Florentine art of the "Quattrocento". Art of secondary process which is characterized by the measure and the accession to the Oedipus, and which assembles men in a common fantasy, applied to the human condition of carnal life.

Key words: Artistic creation; Object relation; ship; wealth of representation; common applied fantasy.    

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