Psychanalyse dans la Civilisation
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Vers une théorie psychanalytique de la civilisation
Richard A. Koenigsberg
Psychanalyste, Dr en philosophie New York, U.S.A.
Richard Koenigsberg

Richard A. Koenigsberg est Docteur en Psychologie Sociale de la "New School for Social Research" de New York City.
Il a publié de nombreux ouvrages, dont :
"Hitler's Ideology: A Study in Psychoanalytic Sociology".
"The Psychoanalysis of Racism, Revolution and Nationalism"
"Symbiosis and Separation: Toward a Psychology of Culture"
"Nationalism, Nazism, Genocide"
Et de nombreux articles qui traitent de la psychologie de l'idéologie et de la culture.
Il est, par ailleurs, directeur des Editions "The Library of Social Science".





Vers une théorie psychanalytique de la civilisation

J'ai soutenu ailleurs que la psychanalyse peut élargir la portée de sa mission scientifique en focalisant sur ce qui se déroule à l'extérieur - c'est-à-dire dans la réalité sociale -, aussi bien qu'à l'intérieur d'une cure. Mettre en oeuvre une psychanalyse de la réalité externe suppose que des processus mentaux inconscients régissent fondamentalement les événements qui se déroulent dans la réalité sociale, la culture, l'économie, l'histoire, etc., tout comme ils déterminent, de façon privilégiée, le comportement des individus.
Je me propose d'exposer les méthodes et concepts qui nous permettront d'avancer dans une approche systématique de la culture. Cette approche sera consacrée à un seul cas, qui illustrera des concepts plus généraux.
Il s'agit d'un exemple tiré de l'idéologie politique qui, je pense, représente la "voie royale" permettant d'accéder aux "fantasmes inconscients partagés".
L'interprétation psychanalytique nous montre comment les idées culturelles sont liées aux processus intrapsychiques.

On peut définir une idéologie comme un système de croyances, partagées par un grand nombre de personnes, dans une population donnée. Le concept de "déterminisme culturel", fondamental dans toutes les sciences sociales, ne permet pas d'expliquer pourquoi certaines idées, parmi toutes celles qu'offre une culture, sont transmises d'une génération à l'autre, ni pourquoi certaines idées sont adoptées aussi passionnément.
Je pense que c'est parce qu'une idéologie fonctionne comme le "modus operandi" d'un fantasme inconscient partagé qu'elle est adoptée et se maintient comme élément de la culture humaine. On peut considérer l'idéologie comme le contenant d'une projection partagée. Une des tâches scientifiques de la psychanalyse est de déterminer le sens inconscient des idéaux et idéologies. Ceux-ci présentent un contenu manifeste dont nous cherchons à déterminer le contenu latent, celui qui définit et donne son énergie aux éléments explicites. Dans mon étude sur "L'idéologie d'Hitler" (1975) et dans une monographie : "La psychanalyse du racisme, de la révolution et du nationalisme" (1977), j'ai présenté une approche psychanalytique de l'interprétation des idéologies. J'y ai déterminé le sens inconscient d'idées majeures, telles que:
"la Nation","le Juif","le Peuple", dans différentes idéologies, en montrant que les productions fantasmatiques primaires étaient liées à ces éléments idéologiques. J'ai aussi mis à jour une configuration du fantasme, source de cohérence des idéologies. On peut ainsi considérer l'action historique comme "l'acting out d'un fantasme inconscient partagé". Ainsi les nazis partageaient le même rêve, qui fut extériorisé et mis en acte à travers leur idéologie. Je me propose d'étudier ici un fragment de l'idéologie hitlérienne. J'essayerai de montrer le fantasme inconscient qui en sous-tend les éléments, car je pense que le fantasme définit l'idéologie et qu'il est à la base de la fascination qu'elle exerce. C'est l'idéologie politique qui a permis à Hitler de transférer ou de projeter ses fantasmes inconscients dans la réalité sociale.

Hitler est né en Autriche, près de la frontière allemande, et une de ses premières aspirations politiques a été de réunir ces deux nations, qui formaient autrefois un seul pays afin de créer "un plus grand Reich".
Comme on le sait, Hitler était obsédé par 1'idée qu'il ne devait plus y avoir de frontière entre ces deux peuples de même langue. Il a d'ailleurs exprimé cette aspiration dans les premières pages de "Mein Kampf" : "Il me paraît maintenant providentiel que le destin ait choisi de me faire naître à Braunau sur l'Inn. C'est dans cette petite ville que passe la frontière entre les deux états allemands, et nous, la jeune génération allemande, avons décidé de consacrer notre vie à les réunir, en mettant en oeuvre tous les moyens dont nous disposons. Ce n'est pas pour des raisons économiques que l'Autriche doit revenir à la "grande mère patrie Allemande", non et encore non ; même si sur le plan économique une telle union était sans importance, et même si elle se révélait être nuisible. Un sang exige un Reich".
Et encore : "Le destin (de l'Autriche) est tellement lié à la vie et au développement de tous les Allemands, qu'une séparation historique entre l'Autriche et l'Allemagne n'est même pas concevable. Les insignes de la gloire impériale passée, conservés à Vienne, semblent toujours lancer un appel magique;ils sont la promesse que cette double destinée doit être éternellement une. Le cri premier du peuple autrichien-allemand, réclamant l'union avec la mère-patrie allemande, cri qui s'était déjà élevé quand l'Etat des Habsbourg s'écroulait, exprimait un désir latent dans le coeur du peuple tout entier ; désir de retour au foyer ancestral, jamais oublié."
Hitler identifie son propre ego avec le peuple autrichien-allemand. Mais son identification plus profonde se fait avec la nation allemande. Plus précisément, Hitler s'identifie à l'idée d'un plus grand Reich allemand, unité politique plus inclusive, comprenant l'Autriche et la Mère-Patrie-Allemagne. Envisager un Reich plus grand suppose qu'on crée un territoire plus étendu, réunissant les deux entités séparées à l'intérieur d'une frontière commune.

Margaret Mahler a développé l'hypothèse "d'une phase symbiotique", trait central du développement humain. M. Mahler définit cette symbiose comme "un état d'indifférenciation ou de fusion avec la mère, dans lequel le Moi n'est pas encore différencié du non-Moi".
Elle décrit ainsi cet état : "La symbiose est essentiellement une fusion somato-psychique omnipotente - hallucinatoire ou illusoire - avec la représentation de la mère et, en particulier, l'illusion d'une limite commune unissant deux individus en réalité physiquement séparés" (1968).
La phase symbiotique est cette étape du développement où l'enfant a un"fantasme d'unité".
"Le jeune enfant se comporte alors comme si sa mère et lui formaient un système omnipotent--une unité duelle à l'intérieur d'une frontière commune".
Norman O. Brown affirme que "l'acte premier de l'ego humain est négateur - refus de la réalité, plus particulièrement celle de la séparation du corps de l'enfant d'avec celui de la mère (1959).
La permanence du fantasme de symbiose semble donc liée au déni de la séparation : les êtres humains ne veulent pas abandonner le rêve d'unité, le rêve d'omnipotence ; ils ne veulent pas savoir qu'ils sont petits, individués et séparés de leur mère.
Il semble qu'Hitler ait projeté son fantasme symbiotique sur deux unités politiques ; l'Autriche et 1'Allemagne, qui symbolisent le corps de l'enfant et le corps de la mère. Ce rêve symbiotique est mis en avant par Hitler quand il affirme que "la séparation effectuée par l'Histoire entre l'Allemagne et l'Autriche n'est pas concevable" et que, de toute éternité, "ces deux destinées n'en forment qu'une seule". Hitler exprime un fantasme régressif de réunion quand il évoque le cri primitif du peuple autrichien-allemand, réclamant son union avec la Mère-Patrie-Allemagne, "désir profond de retour au foyer ancestral, jamais oublié". En un mot, le rêve politique d'Hitler de réunir l'Autriche et l'Allemagne est une projection de rêve symbiotique : "les deux unités séparées seront contenues à 1'intérieur d'une frontière commune", l'unité duelle est recréée, l'Allemagne et l'Autriche forment une seule nation, système omnipotent à l'intérieur d'une frontière commune.

Les écrits et discours qui suivent viennent à l'appui de cette interprétation : "Les Autrichiens-Allemands n'ont jamais cessé d'éprouver, dans leur coeur et leur mémoire, des sentiments envers leur mère-patrie commune... Seul celui qui a pu sentir dans sa propre chair ce que cela signifie d'être Allemand, peut comprendre le désir profond qui brûle, sans cesse, dans le coeur des enfants séparés de leur mère-patrie... Je m'adresse à tous ceux qui, aujourd'hui séparés de leur mère-patrie, languissent, avec une émotion poignante, après l'heure qui leur permettra de revenir au coeur de leur mère fidèle. Depuis que mon coeur a battu pour le seul Reich allemand, un ardent désir a grandi, de plus en plus fort, d'aller vers le lieu où m'ont entraîné mon secret désir et mon secret amour d'enfance"... "Il ne peut y avoir de mission séparée autrichienne, tout comme il ne peut y en avoir pour aucun pays allemand. L'Autriche ne veut pas être séparée du Reich. Dès la défaite de 1918, l'Autriche a désiré revenir dans le Reich."

Le déni de séparation est exprimé, par Hitler, à travers celui de l'Allemagne et de l'Autriche.
Quand il affirme que cette séparation faite par l'Histoire "n'est même pas concevable", que "l'Autriche ne veut pas être séparée du Reich", que "l'Autriche n'a jamais eu de mission séparée" et "qu'il n'y aura jamais qu'un seul destin pour l'Allemagne et l'Autriche", Hitler est envahi par le fantasme symbiotique et projette ce fantasme sur des unités politiques. Il semble qu'il ne puisse se représenter que comme un "self object" et qu'il ne puisse concevoir l'existence qu'en relation avec sa bien aimée Allemagne.
Le nationalisme d'Hitler peut être décrit comme un attachement masochique, où 1'individu doit abandonner sa propre identité et se fondre dans la nation. Hitler demande au peuple allemand d'adopter son nationalisme symbiotique ; cette interprétation se vérifie dans les passages suivants de ses écrits et de ses discours : "Notre nation n'est pas simplement une idée, à laquelle vous n'avez aucune part ; c'est vous qui êtes le support de la nation ; vous lui appartenez, vous ne pouvez vous en séparer ; votre vie est indissolublement liée à la vie du peuple tout entier ; la nation n'est pas seulement la racine de votre force, mais la racine même de votre vie" (in Baynes 1942).
Dans certains cas évoqués par M. Mahler, "la représentation mentale de l'objet symbiotique est fixée à la représentation primitive du self de manière rigide et permanente.
C'est la condition même du nationalisme, lors que le sentiment du self fusionne avec celui de la nation omnipotente.
Chez Hitler, on peut observer le désir régressif de faire retour à la matrice ; ainsi en évoquant le souhait de réunir l'Autriche à Allemagne, il s'adresse à ceux qui, "séparés aujourd'hui de leur mère-patrie soupirent, avec une poignante émotion, après l'heure qui leur permettra, enfin, de revenir dans le coeur de la mère fidèle", Hitler semble exprimer sa version du Complexe d'OEdipe quand il écrit qu'un désir incoercible l'a ramené à son amour secret d'enfant, le Reich allemand.

Ses fantasmes projetés sont exprimés d'une façon étonnamment directe ; mais cela n'est pas exceptionnel, il en existe des centaines, dans ses discours et ses écrits, rapportés dans mon étude sur "L'idéologie d'Hitler". Hitler déforme peu les fantasmes inconscients qu'il projette dans son idéologie ; je pense qu'en les projetant ainsi dans l'idéologie nazie, il permet au peuple allemand d'en faire autant, bénéficiant ainsi d'un pouvoir considérable. L'idéologie hitlérienne a été le contenant d'une projection partagée Comme je l'ai montré plus haut, l'équivalence entre la nation et la mère symbiotique fut un des principaux fantasmes du nazisme. Il entraîna le désir de se fondre dans la nation et, ultérieurement, celui de purifier cette projection du moi narcissique.

Nous allons maintenant étudier quelques concepts utilisés dans l'interprétation du cas d'Hitler et du nazisme pour mieux comprendre la civilisation. Il est clair que le mécanisme de projection politique, décrit ci- dessus, à beaucoup de points communs avec celui de transfert.
Hitler transfère le complexe symbiotique sur des unités politiques. Herman Nunberg décrit ainsi le transfert : "Le transfert est une projection. Ce terme, "projection", signifie que les relations inconscientes profondes du patient avec ses premiers objets libidinaux sont extériorisés... Le patient déplace des sentiments attachés à une représentation inconsciente d'objet refoulée, sur une représentation psychique d'objet qui relève du monde extérieur.
Freud affirme que les processus qui se déroulent à l'intérieur du moi ne peuvent être perçus (sauf exception) qu'à l'aide de la projection" (1985). Et il ajoute : "La tendance à transférer les expériences infantiles dans la réalité et à les agir, peut être observée dans la situation transférentielle comme ailleurs. La nécessité d'établir une identité de perception dans la répétition des expériences passées est indéniable" (id.).
Hitler déplace la "représentation inconsciente d'objet refoulée" (le rêve de la mère symbiotique) sur une représentation psychique du monde extérieur, l'idée de l'Allemagne. Le mécanisme transférentiel établit une "identité de perception", le corps omnipotent de la mère devenant le corps omnipotent de la nation allemande. Le désir régressif de réunion avec la mère devient alors le désir de revenir à la grande mère-patrie, l'Allemagne ; tandis que le désir de rétablir l'unité duelle devient celui de réunir les entités politiques autrichienne et allemande à l'intérieur d'une même frontière.
Nunberg écrit : "C'est comme si la projection permettait de retrouver l'objet perdu dans le monde extérieur" (1965). Le transfert politique d'Hitler permet de retrouver la mère dans l'objet qui la symbolise : quand Hitler se confond lui-même avec l'Allemagne, il restaure l'unité symbiotique. Comme R. Hess l'a souvent répété : "Hitler est l'Allemagne, tout comme l'Allemagne est Hitler".
L'identification à un nouvel objet omnipotent, la nation, permet de retrouver l'identification à la mère, le narcissisme primaire. La séparation est niée: une fois encore, deux ne font plus qu'un. Ce mécanisme de transfert est, je crois, commun aux idéologies politiques. Je suggère même, allant plus loin dans cette voie, qu'à tout moment, partout et chez tous les êtres humains, on peut observer quelque chose d'analogue au transfert. Je fais l'hypothèse que ce transfert de libido sur un objet culturel transfert utilisé pour lutter contre des attachements infantiles, est une des sources fondamentales du développement humain.
Le déplacement de ces attachements sur la réalité sociale libère la libido et permet ainsi son utilisation à l'extérieur. Pour que la libido puisse se libérer des attachements infantiles, la société doit offrir des objets qui favorisent son externalisation.

Notre hypothèse est que les être humains créent des sociétés qui proposent des solutions collectives des idées, des formes institutionnelles qui les aident à résoudre leurs conflits fondamentaux et leurs dilemmes psychiques. Seule une infime partie de la race humaine a eu la possibilité de développer une névrose de transfert dans le cadre d'une psychanalyse. Mais peut-être la culture fonctionne-t-elle, elle-même, comme névrose de transfert. Les être humains projettent fantasmes et complexes infantiles sur les idéologies et les institutions du monde extérieur ; ils luttent pour élaborer, maîtriser ou s'accommoder de ces fantasmes et complexes, qu'ils transposent dans les formes culturelles qui les symbolisent.
Dans cette optique, la culture fonctionne comme le transfert : les objets du monde extérieur représentent des objets infantiles et les objets culturels héritent de l'énergie libidinale attachée à ces derniers. Brown affirme que "Avant d'être perçues par la conscience, les énergies inconscientes refoulées doivent se manifester dans la réalité extérieure" et que "les pulsions refoulées doivent d'abord trouver, dans le monde extérieur, des objets réels et s'y attacher, avant que leur nature soit manifeste pour le sujet" (1959). En résumé, le mécanisme de transfert culturel permet de préciser et de représenter un fantasme infantile, qui est projeté sur l'objet réel. Il permet aussi de libérer l'énergie liée par ce fantasme. L'objet culturel, substitut de l'objet infantile, facilite le transfert de libido.
L'attachement de l'individu à sa nation montre, de façon exemplaire, comment l'attachement à un objet infantile peut se transformer en attachement à un idéal culturel.

Je pense que l'idée de nation représente bien une projection de l'idée de mère symbiotique omnipotente. Les hommes recréent 1' identification primaire à la mère quand ils s'identifient à leur nation, et relient profondément le sentiment de leur self à celui de leur nationalité. La tendance à s'identifier à la nation est le reflet de la tendance de l'ego infantile, qui affirme son existence en se liant à l'objet maternel, considéré comme omnipotent.
Dans mon analyse d'Hitler, j'ai montré qu'on peut saisir le fantasme infantile en observant le lien entre l'idéologie et les fantasmes, produits du processus primaire.
Chez Hitler, le rêve de réunion symbiotique se révèle à l'occasion du transfert sur des aspirations politiques.

Nous étudierons maintenant une autre manifestation du nationalisme qu'on peut relier au complexe symbiotique : l'idée de sacrifice pour la nation. Tout au long de l'histoire de la civilisation et plus particulièrement dans les cent dernières années, les hommes ont fait la guerre au nom de leur nation. Une des formes paradigmatiques de cette idée s'est exprimée à maintes reprises, dans l'histoire du nationalisme, en ces termes : 1'individu doit mourir pour que la nation puisse vivre. Les historiens ne prêtent guère attention à l'idée de combattre et mourir pour son pays, tant ce comportement paraît universel. La première guerre mondiale, par exemple a eu le nationalisme pour pivot. Ce fut essentiellement une guerre de tranchées.
Pour attaquer, il fallait sortir des tranchées et s'avancer en direction du front ennemi avec de grands risques d'être abattu. Deux historiens évoquèrent en ces termes l'extraordinaire destructivité de cette guerre : "En juin 1915, à la seconde bataille d'Artois, les Français, sous le commandement de Pétain, perdirent 400 000 hommes, pour une avancée de moins de 5 km.
Les Anglais, à Gallipoli, eurent le même sort. En 1916, la bataille de la Somme fut encore plus coûteuse : Les Anglais y perdirent 400 000 hommes, les Français 200 000 ; les Allemands perdirent près de 500 000 hommes (In Martin 1973).
Le nationalisme d'état de la première guerre mondiale représente le comble du nationalisme au XIXe siècle... dans une orgie de destruction, qui se prolongea horriblement, bien des hommes furent sacrifiés. "La guerre des tranchées" signifiait une mort en masse, anonyme.
Au premier jour de la bataille de la Somme (juillet 1916) sur cent dix mille Anglais, soixante mille furent tués en sortant des tranchées. Le bilan pour l'ensemble du front (sans les civils) fut de 8.538.315 morts et 21.219.452 blessés et mutilés (Elshtein, 1987). L'idée de centaines de milliers d'hommes se précipitant sous le feu ennemi pour se faire tuer peut sembler étrange ou folle. On pourrait être tenté d'y voir un suicide collectif. Les historiens ont rarement commenté ce comportement étrange. Il semble être, au contraire, le comportement normal des hommes ; ceux-ci l'ont adopté pendant des centaines d'années, il fait partie de notre culture. Si on replace ce comportement dans son contexte historique, nous nous sentons moins étonnés et inquiets ; nous cessons d'être les témoins d'un exemple de masochisme collectif pour être ceux du comportement normal des "humains à la guerre".
Peut-être pourrions-nous mieux comprendre, si nous nous tournions vers les leaders des
nations, ceux qui propagent les idéologies qui mènent les soldats au combat.

Un des fondateurs du mouvement révolutionnaire irlandais, P.H. Pearse, s'est exprimé en ces termes sur le carnage quotidien qui avait lieu en France : "Les six derniers mois ont été les plus glorieux de l'histoire de l'Europe. L'héroïsme est revenu sur terre. Il est bon pour le monde que de telles choses soient faites."
Le vieux coeur de la terre a besoin d'être réchauffé par le vin rouge répandu sur le champ de bataille. Jamais Dieu n'a reçu un aussi auguste hommage, l'hommage de milliers de vies données joyeusement pour l'amour de la patrie" (In Martin 1973).

De son côté, Maurice Barrès, un grand patriote français, écrivait en 1918 que rien n'est plus beau et pourtant plus difficile à comprendre que les sacrifices de ces garçons désormais glacés dans leur tombe, qui se sont donnés à la France... De toute la force de leurs jeunes vies, ils se sont sentis engagés. Ils savaient qu'ils couraient à leur perte mais ils se précipitaient joyeusement à sa rencontre.

Barrés a écrit plusieurs livres où il commentait les lettres adressées à leur famille par des
soldats qui allaient mourir au combat. Dans un passage typique de son oeuvre, "L'Esprit Eternel de la France", il écrit par exemple qu'Albert Mallet, un engagé volontaire, s'était écrié, la poitrine transpercée par une balle : "en avant mes amis ! Je suis heureux de mourir pour la France," avant de s'écrouler sur les barbelés des tranchées ennemies. "Vive la France, je meurs content," s'écrient à leur tour, l'un après l'autre, des milliers de mourants... Le 23 septembre 1914, le soldat Raissac, blessé à mort, trouve la force, avant d'expirer, d'écrire au dos d'une photographie de sa mère : "Mourir est un honneur pour un soldat français".

Ces écrits permettent de trouver le sens de ce courage : les hommes meurent par amour; par "amour pour leur patrie". D'un point de vue clinique, la vision de la réalité que partagent ces écrivains peut nous sembler pathologique, car les corps mutilés, le sang et la mort servent à célébrer l'amour.
Mais lorsque nous commençons à percevoir quelque chose de bizarre, d'étrange ou d'effrayant, nous nous arrêtons et nous déclarons qu'il n'y a là rien de choquant ou d'extraordinaire, ce sont seulement des hommes qui se battent et meurent pour leur pays. C'est ce que Freud a nommé (dé)négation. Il semble naturel de penser que quand trente millions d'hommes sont tués ou blessés pour des raisons difficiles à cerner, quand des centaines de milliers d'hommes se précipitent sous le feu des mitrailleuses pour se faire tuer, il s'agit de pathologie collective. Mais nous pénétrons ici dans un territoire interdit, interdit même à la psychanalyse. La société autorise les praticiens à classer les individus en névrosés, psychotiques et borderline. Mais il n'est pas encore permis partout de suggérer que des cultures entières puissent être psychotiques.
D'un point de vue théorique, mourir pour son pays est une idéologie très puissante dans un grand nombre de sociétés. L'une des tâches de la psychanalyse est de conceptualiser
l'idéologie comme contenu manifeste et d'en révéler le contenu latent, le sens inconscient.
Je propose l'hypothèse que le pouvoir de l'idée est le reflet du pouvoir du fantasme inconscient. Il y a donc une seconde méthode pour étudier l'inconscient et préciser la structure fondamentale du psychisme humain.
La première étant la méthode clinique qui nous est familière à tous, la seconde étudiant l'inconscient par l'observation de la projection des fantasmes inconscients dans la réalité
sociale.
Dans cette optique, le "monde extérieur" n'est pas une dimension à part, clivée, étrangère au psychisme humain. Au contraire, la réalité sociale est une création, une construction humaine.
Entreprendre l'étude de la réalité sociale, production des êtres humains implique l'étude simultanée de l'esprit ou du psychisme de ceux qui ont construit cette réalité.

On peut considérer la société humaine comme un vaste écran transférentiel, sur lequel les êtres humains projettent et mettent en actes leurs principaux fantasmes. La culture et l'Histoire expriment et révèlent les fantasmes inconscients. Brown va dans ce sens quand il écrit :
"L'inconscient ne peut devenir conscient que grâce à une projection dans le monde extérieur.
La culture humaine est une série de projections de l'inconscient refoulé. Elle est créée, comme le transfert, par la compulsion de répétition et la production continuelle de nouvelles éditions des conflits infantiles. La culture, comme le transfert, sert à projeter les complexes infantiles dans la réalité concrète, là où on peut les voir et les maîtriser" (1959).
Dans ce passage, Brown suggère que les formes culturelles permettent de percevoir nos fantasmes inconscients mais aussi de les maîtriser. Si la culture est une projection, alors son but,sa "raison d'être"est, à partir d'une source intrapsychique, la projection de fantasmes infantiles dans le monde extérieur où on peut les accepter plus facilement.
Il écrit aussi : "La culture humaine représente ainsi un espace où travaille la logique du transfert. On ne peut ni appréhender ni maîtriser directement les fantasmes infantiles qui sont à la source des névroses sauf à travers leurs destinées au sein de la culture... Ainsi la culture réalise, pour l'humanité,ce que les phénomènes transférentiels sont censés réaliser pour l'individu".
En d'autres termes, la culture fonctionne comme une névrose de transfert : elle permet la
projection des fantasmes inconscients dans la réalité, où on peut les percevoir et les affronter.
Il est évident que le mécanisme de projection opère inconsciemment, quand il extériorise les processus intrapsychiques et fournit l'énergie nécessaire à la création des institutions et des idéologies.

Ainsi Hitler luttait, pour mettre un terme à ses fantasmes symbiotiques, en les transférant sur son idéologie politique. Mais il ignorait ce qu'il faisait. Il projetait et mettait en acte inconsciemment ses fantasmes infantiles avec les conséquences nuisibles que nous connaissons.

La psychanalyse a peut-être son rôle à jouer ici. Elle peut aider l'humanité à percevoir le sens des fantasmes inconscients projetés dans la culture. Ce qui peut s'exprimer en ces termes : rendre conscient ce qui est inconscient sur la scène de la réalité sociale. Peut-être la psychanalyse fait-elle partie elle-même d'un processus historique où les être humains tentent de s'éveiller de leurs cauchemars. A mon sens, l'interprétation psychanalytique de l'idéologie est une extension de l'interprétation des rêves. Car nous interprétons les rêves collectifs.
S'éveiller des rêves de la culture, c'est révéler les fantasmes inconscients partagés sources des cauchemars de l'histoire.

Traduction : Perrine Baillon


Résumé
L'idéologie est étudiée comme le contenu manifeste d'un rêve. Les conduites collectives au cours de l'Histoire représentent l'acting out de fantasmes collectifs partagés. Etude d'un cas de projection de fantasme symbiotique dans la politique:celui d'Hitler, qui identifiait son corps avec celui de 1'Autriche, tandis que l'Allemagne représentait le corps maternel, son projet politique étant pour cette raison, la fusion des deux états. Ce type de projection est vu comme un transfert se produisant hors cure. Le comportement des soldats durant la guerre est un autre exemple de l'interaction fantasme/réalité politique. Interpréter les rêves partagés, c'est "rendre conscient l'inconscient de la réalité sociale", ce qui pourrait aider les hommes à se réveiller de leurs cauchemars historiques.

Mots-clé : Idéologie, fantasme partagé, mère symbiotique, transfert culturel, "rendre conscient l'inconscient".

Summary
Ideology is studied as if the manifest content of a dream. Collective behavior on the stage of history represents the acting out of shared unconscious fantasies.
A case study of the projection of fantasy in to politics is presented. Hitler, it would appear, projected the symbiotic fantasy into political units with Austria representing his own body and Germany the body of the mother. The projection of the symbiotic fantasy into political units is viewed as a manifestation of transference occurring outside of the clinical situation.
The behavior of soldiers in World War I is examinated as another example of the interaction of fantasy and political reality. To interpret shared dreams is to "make conscious the unconscious in social reality" to help the human race to awaken from the nightmare of history.

Key words: Ideology; shared fantasy; symbiotic mother; cultural transference; "making conscious the unconscious".


Bibliographie
Baynes (1942) : "The Speeches of Adolph Hitler" Oxford University Press, N.Y.
Brown(1969) : "Life against Death" The Psychoanalytic Meaning of History". Wesleyan University Press, Middletown, Conn.
Elshtein (1987) : "Women and War" Basic Books New York.
Hitler : "Mein Kampf"
Koenigsberg (1975) : "Symbiosis and Separation", The Library of Art and Social Science" New York.
Koenigsberg (1977) :"The Psychoanalysis of Racism, Revolution and Nationalism" Id.
Koenigsberg : "Toward a Psychoanalytic Theory of Culture" Id.
Mahler M. (1961) : "On Sadness and Grief in Infancy: Loss and Restoration of symbiotic
Object", Internat. Univers. Press, New York.
Mahler M S. & M. (1968) : "On Human Symbiosis and Farer the Vicissitudes of Individuation" Id.
Martin (1973) : "The Evolution of Myth - The Easter Rising" Dublin 1916, Kamenka Ed.
"Nationalism : The Nature and Evolution of an Idea", Australian National University Press Camberra.
Nunberg (1965) : "Transference and Reality" In The Practice and Theory of Psychoanalysis, Internat. Universities Press. N.Y.

Les citations de M. Barrès sont tirées de "The Faith of France": Studies in Spiritual Differences and Unity". Houghton & Mifflin Co. Boston & New York.   

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