Adolescence et drogue, un symptôme dans la civilisation
Docteur Sonia Abadi Asociación Psicoanalítica, Argentina,
Buenos Aires, République Argentine
Sonia D. Abadi Médecin et psychanalyste, membre de l'Association
Psychanalytique Argentine. Professeur à l'Institut de Psychanalyse de l'APA.
Psychanalyste d'adultes et adolescents. Professeur à l'Ecole de
Psychopédagogie Clinique, elle s'intéresse à l'élargissement du champ
clinique individuel en tenant compte des aspects inconscients de la
civilisation qui contribuent à l'apparition de la maladie psychique (modèles
culturels, idéologie, mode de vie)
Auteur de nombreux ouvrages, parmi
lesquels :
"La pulsion de muerte en el drogadicto: deseo de muerte o mandato
familiar?" Actualidad
Psicológica, 1980.
"La transferencia del analista
con el paciente trasgresor" Id. 1980.
"La construcción : descubrimiento o
creación?" Congreso Latino-Americano dePsicoanálisis, 1980
"Ser
psicanalista : vocación y re-vocación.
"Sublimación e idealización : su
relaci6n con el proceso de aprendizaje" Aprendizaje hoy, 1981.
Labor
terapéutica, creación teórica y sublimación" Simposium APA 1985.
La
experiencia de aprendizaje compartido o como sostenerse sobre el
desconocimiento" 1984
"El paciente adicto. Demanda. Analizibilidad.
Técnica". APA, 1985
"Acerca de la transmisión del conocimiento". Revista de
Psicoanálisis, 1984.
"Aportes del psicoanálisis a la psicopedagogía"
FUNDATH, 1987.
"Los espejismos del deseo"(Reflexiones acerca de la
publicidad) APA, 1988.
Adolescence et drogue, un symptôme dans la civilisation
Adolescence et drogue, deux
termes dont la réunion ne peut nous surprendre.
Dépendance, addiction,
société de consommation : autre chaîne associative qui s'impose à nous sans
difficulté. Si l'adolescence n'est pas un fait nouveau, le conditionnement
addictif de la culture existe, de son côté, depuis longtemps.
Ce
symptôme, par contre, est nouveau car il surgit de la rencontre entre cette
société, que nous appelons de consommation et une certaine disposition
particulière du stade adolescent.
Pour l'adolescent, l'usage des drogues
comme phénomène de masse nous invite à réfléchir au sujet de son intégration
dans notre société et devra être compris en connexion avec d'autres
symptômes tels que la délinquance, la violence et le suicide.
Du point
de vue de la société, une perspective plus vaste devra inclure les facteurs
économiques, idéologiques, sociaux et légaux de notre culture actuelle.
Comprendre le phénomène, en faire la prévention et le traiter, nous conduira
par des chemins souvent complexes, pas toujours proches du point de vue
psychanalytique.
En tant que psychanalyste, je me bornerai à développer
certains aspects de l'addiction aux drogues et des addictions en général, de
ceux qui prennent en compte les motivations profondes, c'est-à-dire
inconscientes, non seulement de l'individu, mais aussi du milieu familial et
de la culture en général.
Sur ce thème, la dialectique : prédisposition
individuelle / facteur déclenchant dû à l'environnement, acquiert une
dynamique singulière. Alors que nous pensions que la structure de la
personnalité était essentielle, nous découvrons avec surprise que l'intensité
des stimuli extérieurs, qui pousse vers la consommation en général et vers
la drogue en particulier, est tellement considérable qu'il est parfois
impossible d'évaluer la prédisposition de façon satisfaisante. Il s'agit là
de ce que les publicistes nomment : "agression par l'offre".
La poussée
que l'environnement exerce sur le point de rupture de la crise adolescente
facilite l'entrée dans la drogue ; et l'offre concrète d'un accès facile et
à bas prix à celle-ci, l'y pousse encore davantage : le sujet ne doit plus
aller vers la drogue, c'est la drogue qui vient à lui.
Je traiterai du
conditionnement de base des addictions entraînées par l'idéologie de la société
de consommation, des traits familiaux qui favorisent le développement de la
structure addictive, de l'adolescence comme moment privilégié pour le début
de ce symptôme, et enfin des caractéristiques inconscientes de la
personnalité de celui qui est la victime d'une addiction, en relation avec
son psychisme, son corps et ses objets ; je montrerai aussi comment
s'origine, dans l'histoire d'un individu, sa tendance à l'addiction et comment
elle s'actualise dans ces symptômes.
Je ne veux pas faire uniquement
référence à l'addiction aux drogues, mais aussi aux addictions en général,
et plus précisément à une structure particulière, que l'on retrouve chez chaque
sujet relevant de la pathologie de la dépendance.
Du bien-être et du mal-être dans la culture
Sans
faire une étude critique de notre société, je choisirai quelques éléments
inconscients parmi ceux qui sont idéaux, ou donner par les idéologies, en
les reliant directement à la prédisposition à se droguer.
La culture
actuelle, à partir de l'incitation à la consommation, propose un modèle pour
penser le monde : on croit arriver à être en possédant. Et cela, en fonction
de cet objet extérieur qui, en même temps qu'il satisfait les besoins, peut
aussi calmer, valoriser et donner la complétude. Les vécus de besoin ou de
tension interne seront rapidement calmés par l'achat ou l'incorporation d'un
objet extérieur, au lieu d'être reconnus et élaborés.
Nous pouvons dire
que toute l'activité mentale de l'être humain se met au service de la
reconnaissance, de la négation et de la possibilité d'élaboration des
premières séparations, de l'incomplétude et, en dernière instance, de la
mort.
L'expérience d'abandon génère le désir de re-trouver cet objet unique
qui peut satisfaire toutes les nécessités et renvoie à la mère des premiers
moments de la vie.
A partir de la première séparation, seul cet objet unique
peut être vu comme un espoir de fusion et de complétude.
C'est cette
veine qu'exploite la stratégie publicitaire, nous promettant l'objet qui nous
offre l'illusion de satisfaire la nécessité et de combler le désir.
De
même, dans notre civilisation, certaines théories scientifiques bornées, les
dogmes, certaines idéologies, proposent cette même idée: tout trouver en un
seul objet. On oublie provisoirement les incertitudes, face à un système de
certitudes qui donne réponse à tout.
Pourtant, comme pour celui qui
s'adonne à une addiction, cette expérience se termine en
désillusion, et
alors l'angoisse et le sentiment d'abandon font leur réapparition.
Ceci dans
le meilleur des cas, l'autre option étant de rester enfermé pour toujours dans
un système délirant.
Nous pensions que lorsqu'un individu pouvait se
déprendre de son milieu familial et accéder au monde de la culture, il se
transformait en un être indépendant ; nous savons maintenant que, dans
certains cas, ce que nous propose la civilisation ne fait que générer de
nouvelles formes de dépendance.
Ainsi, certains systèmes offrent des
solutions tentantes : satisfaction des besoins et des désirs, soulagement de
la peur et de l'angoisse, décharge de l'agressivité, absolution des sentiments
de faute, formations de compromis pour les conflits.
L'individu,
poussé par ses pulsions, son histoire, ses désirs et peurs inconscients, ses
nécessités narcissiques de sécurité et d'auto-estime, tentera de retrouver
cet objet qui lui promet : amour, auto-valorisation, pour voir, inclusion,
soulagement pour la solitude. En échange de quoi, chaque sujet sera disposé
à donner son temps, ses capacités, son amour et même son argent.
La
société de consommation avait cinquante ou soixante ans lorsque, à travers
l'industrialisation et la standardisation, apparut la production de masse.
L'offre commença alors à dépasser la demande et il devint indispensable de
créer 1'illusion de nouvelles nécessités et qualités pour les objets, afin
de rester compétitif dans un milieu saturé de stimuli.
C'est sur cette trame que se développe le sujet, incorporant des
modèles d'identification qui conditionnent sa vision du monde.
Si,
lorsqu'il atteint l'adolescence, quelqu'un lui dit : "si tu prends ça, tu vas te
sentir vraiment bien, tu vas changer la vie", l'adolescent aura tendance à
croire à cette promesse illusoire, parce qu'elle est cohérente avec son
système de croyances.
Tout cela est amplifié par le développement
démesuré des moyens de communication qui
utilisent les images plus que les
mots. Les images ont la capacité de déclencher directement les mécanismes du
désir inconscient. De son côté, le slogan a une fonction particulière au
niveau du psychisme, fonction équivalente à celle d'une image, car étant une
image mise en mots, il n'a pas la multiplicité de sens symboliques que
possède le langage. Ce sont des mots cristallisés dans un seul sens, qui est
tout simplement un ordre: "faites ceci" ou "faites cela".
Ils produisent
ainsi un effet de suggestion et conditionnent les gens à agir d'une façon
prédéterminée.
Les tendances à l'addiction sont aussi renforcées
pour d'autres raisons : l'essor, ces dernières années, de la médecine, de la
pharmacologie, et notre capacité à mieux connaître notre fonctionnement
psychique et somatique, nous ont poussés vers une recherche excessive d'un
état de santé idéal.
De là est née l'idée magique et omnipotente de
vaincre, non seulement la douleur et la maladie, mais aussi la vieillesse et
la mort.
On ne tolère pas la frustration, on n'élabore pas l'angoisse, on
veut seulement les neutraliser au moyen de médicaments, de drogues, ou par
l'achat d'objets matériels.
Cela conduit à un appauvrissement des
capacités de l'individu, qui, au lieu de chercher des solutions créatives,
autant pour ses conflits internes que pour les difficultés qu'impose la
réalité extérieure, a tendance à employer des substituts concrets qui
mutilent son véritable développement Un autre aspect à prendre en compte
est l'exigence d'un rythme de vie toujours plus rapide, exigence créée par
les progrès technologiques, par la nécessité d'un rendement personnel
important ou par l'obligation d'accéder à certains idéaux de réalisation
personnelle.
On rapporte cette anecdote : comme G.G. Marquez, qui devait
recevoir son prix Nobel, descendait de l'avion qui l'avait emmené, un
journaliste lui demanda une interview. Il répondit : "excusez-moi, je ne
suis pas capable de vous répondre, car avec cette technologie moderne les
voyages en avion sont si rapides que le corps arrive avant l'âme".
De même
notre culture exige et survalorise la conquête de l'indépendance, ce qui est
parfois une demande excessive. Bien souvent, l'enfant est expulsé violemment
dans le monde extérieur, car on estime que l'autonomie est une valeur à
atteindre, quel qu'en soit le prix.
Cette exigence, qui ne tient pas compte
des rythmes somatiques et psychiques, ni du temps de développement des
individus, ni des élaborations des conflits, devient traumatique et conduit
à rechercher un étayage sur des substituts concrets.
Face à une réalité
qui est trop exigeante et dont on exige trop, l'enfant, l'adolescent, puis
l'adulte se sentent poussés vers la suradaptation, dont l'échec mène
inévitablement à la marginalisation.
Etre adapté socialement
impliquera alors être intégré et euphorique, être libre et gai avoir une
sexualité épanouie. L'accomplissement surgira de la créativité, du brillant,
du rendement.
Alors apparaîtra le recours à 1'alcool aux stimulants.
Pourtant, face à l'impuissance et à l'échec, devant une réalité
trop traumatique pour être élaborée, le recours aux drogues et
hallucinogènes apparaît comme une tentative pour se couper d'un monde
ressenti comme persécuteur.
Nous voyons constamment que l'individu n'est pas
seulement victime des systèmes de production, ou des pathologies d'une
culture, mais qu'il reçoit également, de sa situation de dépendance, des
avantages inconscients:la possibilité de ne pas établir de véritables relations
affectives avec les autres et le compromis de les assister, la fuite devant
les nécessités de la vie.
Au lieu de cela, celui qui souffre d'une
addiction utilise des objets qui sont supposés être contrôlés par lui, qu'il
peut prendre et abandonner à volonté, c'est-à-dire maltraiter.
En fin de
compte, le drogué traitera les personnes comme des choses, qui n'ont de valeur
que dans la mesure où il en a besoin.
La famille, carrefour
du modèle addictif
Entre la culture et l'individu, la famille aura
une fonction de filtre, renfort ou prisme divergent des stimuli de
l'environnement. En elles vont se nouer : l'idéologie de consommation, les
idéaux du groupe d'appartenance, l'ordre des générations et les projets
individuels.
Cristallisant parfois les aspects pathologiques de la culture,
elle pourra, dans d'autres cas, développer des valeurs et des modèles
symboliques différents, qui rendront possible un développement original de
la personne, lui permettant ainsi d'échapper à l'aliénation. A ce carrefour
apparaîtront les failles propres à ce système familial, par rapport aux valeurs,
aux lois et aux rôles, de même que la place particulière destinée à chaque
membre de la famille.
Les combinaisons sont nombreuses entre la pathologie
de la société, de la famille et de l'individu, offrant différentes
possibilités de vivre ou d'être malade.
Quoi qu'il en soit, dans les
addictions sévères, nous verrons certaines lignes privilégiées se rejoindre
dans le modèle addictif. Dans ces familles, les stimuli addictifs de l'entourage
sont incorporés sans médiation symbolique, entretenus comme modalités
défensives et transmis à travers"l'élevage" des enfants qui peuvent (un seul
ou plusieurs) souffrir d'une symptomatologie addictive.
Toutes les
familles malades ou engendrant la maladie sont très exposées à ce type
d'induction ; ce sont les mêmes qui génèrent des malades psychiques graves.
En leur sein nous trouvons : confusion des rôles parentaux et
générationnels, manque de limites, arbitraire, secrets et pactes
inconscients.
Deux éléments particuliers viennent renforcer cette base
pathogène et tendent à orienter la symptomatologie vers les addictions en
général et vers la drogue en particulier. Le premier est le modèle addictif,
c'est-à-dire la tendance à résoudre magiquement les conflits par
l'incorporation d'un objet extérieur : médicaments, alcool, nourriture,
acquisition de biens matériels. Là, l'enfant est élevé d'après un modèle où,
alors qu'il lui faudrait un être humain, on le calme avec une chose ; et à
son tour il s'identifie à ses parents qu'il a vus, durant des années,
résoudre les problèmes de cette façon. La résolution de la frustration se
réalise en court-circuit) grâce à un objet calmant, au lieu d'essayer de
trouver une élaboration adéquate au conflit. Les expériences et
identifications convergent vers ce point, de telle sorte que 1'enfant et
plus tard l'adolescent auront recours à ce type de solution magique.
Nous pourrions synthétiser l'autre aspect que nous voulons
évaluer par l'idée d'un ordre héroïque qui
inclue la valorisation de mécanismes de défense et de
conduites maniaques et contra-phobiques. C'est là
qu'apparaît la survalorisation du risque, l'omnipotence,
l'intrépidité, le défi comme valeurs à
atteindre et à garder. Et cela, souvent aux dépens du
sens de la réalité, du bon sens, du sens commun et
même de l'autoconservation.
Cela amène fréquemment à des conduites autodestructrices
qui reparaissent massivement, en général, au moment de l'adolescence et que
nous repérons comme des formes inconscientes de recherche de la mort.
Le message inconscient est souvent renforcé par des attitudes manifestes
qui consistent à mettre à la portée de l'adolescent des éléments dangereux
qu'il n'est pas en mesure de maîtriser. L'adolescent, poussé par ce type
d'idéaux, adopte symptomatiquement un style que Borges appelle "la fuite en
avant".
L'enfant, embrouillé et déchiré entre son désir
d'indépendance/dépendance et la violence
exercée par l'intrusion des idéaux
et modèles familiaux, réagit généralement en tentant de se libérer de cette
aliénation.
Il pourra alors attaquer sa famille, son système, les lois qui
le protègent et protègent la société.
Et, en dernière instance, il finira
par exercer sa violence contre lui-même, comme une dénonciation et
protestation contre les autres, révélant ainsi sa propre impuissance devant la
perspective de grandir.
L'adolescence et la réactivation du
conflit dépendance/indépendance
Dès le début de la vie et tout au long de son histoire,
l'être humain est confronté à des situations de
crise et de rupture, et utilise des moyens d'intégration et
d'élaboration. Les expériences de satisfaction et
insatisfaction des pulsions, d'union et de séparation avec ses
Objets, de complétude et d'incomplétude, engendrent un
espace qui pourra être parcouru par le désir, la
pensée et la parole. C'est là qu'apparaissent les objets
(concrets ou abstraits) qui servent de point d'appui à
l'élaboration de cet espace et peuplent le monde symbolique. Ces
objets, dit Winnicott, peuvent être investis transitionnellement
ou figés en objets fétiches, qui masquent le moi ou
définissent son rapport au monde.
Ces mécanismes fonctionnent dans tous les systèmes culturels, dans
chaque famille et aussi dans chaque individu. Nous parlons d'addiction
lorsque l'absence, la rupture ou la séparation ne sont pas élaborées à
travers la pensée symbolique et la pensée transitionnelle, mais au contraire
niées, colmatées par restitution, actes-symptômes, objets fétichisés, qui se
figent comme supports permanents d'une pseudo-intégration.
Toute cette
problématique se réactive en ce que nous pourrions définir comme la "crise
adolescence". C'est l'étape privilégiée pour entrer dans la dépendance aux
drogues, à cause du besoin d'intégrer de nouvelles identifications, des
conflits autour de la sexualité et du corps propre, de la nécessité
d'arriver à un accord avec le monde. La somatisation et le passage à l'acte
sont généralement les chemins choisis pour éviter ces conflits : l'usage des
drogues en satisfait les deux aspects.
Sans développer les éléments,
connus de tous, qui caractérisent ce moment particulier de la vie, je
privilégierai l'axe dépendance/indépendance pour tenter de comprendre son
actualisation symptomatique dans la problématique de l'adolescent.
Ce
thème se trouve directement en relation avec les addictions, comme conséquence
d'essais de résolutions de type réactif. Nous constatons que nous trouvons
d'autant plus de conduites pseudo-indépendantes que la séparation d'avec les
parents s'avère plus difficile. Dans ce cas, la résolution symptomatique se
fait à travers une nouvelle dépendance.
L'indépendance recherchée par le jeune qui souffre d'une addiction
est l'indépendance par rapport aux parents mais, lorsqu'il s'agit de le
faire de façon violente, comme il ne possède pas les éléments qui lui
permettraient d'être vraiment autonome, il aura besoin de s'appuyer sur
quelque chose, et c'est ainsi qu'il finira par dépendre de la drogue, du
groupe des drogués, des trafiquants, des thérapeutes, des institutions, qui
le traiteront de nouveau comme des parents.
Nous nous interrogeons sur la
raison pour laquelle certains adolescents ne peuvent pas élaborer
convenablement leur ambivalence par rapport à leur besoin de rester dépendants,
et leur désir d'indépendance.
Ce problème, qui arrive à son point
culminant à l'adolescence, existe à toutes les étapes de la vie, à partir de
la relation à la mère.
Si chacune de ces expériences n'a pas pu être
élaborée, mais au contraire tende à être niée, il y aura, chez l'adolescent,
carence des modèles qui lui permettraient d'élaborer 1'angoisse inévitable
qu'engendre toute croissance. Cela l'oblige à s'arracher avec violence à ses
parents et à prendre des attitudes de rébellion et d'autosuffisance, afin de
démontrer qu'il n'a pas peur d'être indépendant.
L'addiction
: une histoire qui devient structure
Certains aspects que je vais
développer ici peuvent se retrouver dans les expériences infantiles de
chacun d'entre nous. Ce qui caractérise l'histoire de celui qui souffre d'une
addiction, c'est l'insistance traumatique et récurrente d'un mode
d'éducation qui induit une certaine organisation particulière des défenses
du moi, et un certain style relationnel avec les Objets.
C'est sur cette
base que s'organise la structure addictive qui, à cause de conditions familiales
et environnementales convergentes s'orientera, à 1'adolescence, vers la
consommation de drogues.
Il y a une continuité structurelle qui va
de la persistance d'attitudes dépendantes jusqu'à
l'adhérence exacerbée à
certains objets, allant de formes légères ou cachées d'addiction jusqu'à des
conduites franchement autodestructrices, compulsivement impossibles à réfréner,
socialement inacceptables, qui sont caractéristiques du sujet gravement
drogué.
Je prendrai comme modèle le drogué, car il inclut toutes les
formes de dépendance pathologiques, tout en essayant de préserver à la fois
les qualités transitionnelles et dynamiques de ma façon d'aborder le
problème.
Au début, la dépendance absolue. L'être humain à besoin de l'aide
d'autrui, aussi bien pour survivre que pour fonder sa vie psychique.
La
mère, l'entourage, exercent une influence qui, en plus d'être nécessaire, est
inévitable, imprimant ainsi sa marque sur le sens des pulsions et dans le
registre des perceptions. De cette expérience naîtra le moi, avec sa propre
façon d'être en relation avec son monde interne, son corps, la réalité, les
autres ; un sujet marqué par la qualité de ses zones érogènes et modes de
satisfaction, son adhérence à certains objets, son type de relation avec le
monde.
C'est ainsi que l'être humain arrivera à satisfaire ses besoins et
trouvera les chemins du plaisir, mais aussi qu'il restera marqué par les
traces traumatiques laissées autant par l'insatisfaction que par l'intrusion
de l'autre. Le désir, avec sa multiplicité symbolique, et la compulsion de
répétition avec sa monotonie mortifère, se reconnaissent ainsi une même
origine, un même temps : c'est le temps de l'oralité, des identifications
primaires, du narcissisme, de la construction de l'idéal. Mais c'est aussi
le territoire de l'Objet. A la pensée omnipotente qui régit le monde
interne, correspond l'omnipotence réelle de la mère par rapport au monde
extérieur.
Nous retrouvons, dans l'addiction, cette recherche compulsive
de l'objet capable de tout donner et qui nous ramène vers les premières
formes de dépendance. La persistance du modèle de dépendance absolue sera
déterminée par les vicissitudes de l'élaboration des deux paires :
"satisfaction/frustration" et "fusion/séparation".
Dans le développement
humain, certains objets sont offerts par la mère et élus par l'enfant pour
favoriser cette transition et protéger le sujet autant de la perte de l'objet
que du risque de fusion avec lui. Dans la structure addictive, ces objets,
qui devraient ouvrir un chemin au désir et à la pensée, se trouvent
surinvestis, occupant une place privilégiée dans la dynamique psychique et
obturant le développement symbolique.
Je conceptualise l'addiction comme la
conséquence d'un type particulier de faille dans la rencontre entre le sujet
et l'objet. Cette faille serait niée par l'interposition d'objets concrets, ce
qui engendre une prédisposition particulière au lien.
Il y a, dans la prime enfance, une non rencontre avec la personne de la
mère. Celle-ci à eu l'habitude de donner, à sa
place, des objets - des choses inanimées - incapables de
transmettre les affects et utilisables uniquement comme consolation
durant son absence, produisant dans le petit, douleur, frustration et
un type émotionnel caractérisé par la recherche de
la satisfaction au moyen des choses. Un tel sujet, qui est incapable de
construire un bon objet interne, aura toujours besoin d'un objet
concret pour calmer son anxiété. "Objet-chose" qui sera
revêtu de multiples sens : haï et idéalisé,
pour être mis à la place de la mère,
fétichisé parce qu'il permet de nier son absence, mais
aussi investi du transfert des affects ambivalents envers la
mère. Mère doublement morte : absente et en même
temps remplacée par un objet inanimé.
On pourrait décrire la constitution
de 1'addiction comme une scène d'où l'autre désiré, vivant et désirant s'est
soustrait, offrant, comme substitut, un objet inanimé et sans désirs. Imposture
où la chose devra occuper la place de la personne de l'autre en même temps
que la place de l'objet psychique Cet objet inanimé remplace la mère
sans la représenter, et plus encore : sans permettre qu'elle soit
représentée, ce qui est la seule façon de ne pas la perdre définitivement.
A cette tendance du drogué à rechercher sa satisfaction dans des choses
inanimées, avec lesquelles on ne communique pas réellement, s'ajoute la
tendance qu'a notre société à nous offrir chaque fois davantage d'objets
concrets de consommation et moins de possibilités de développer de
véritables relations affectives.
Je compare la structure addictive à une
forme de fixation à la dépendance infantile, et l'apparition de l'addiction
à la drogue comme à la cristallisation d'un symptôme qui corresponde à cette
structure. Le drogué, affectivement vide, à cause de sa non-rencontre
émotionnelle, acceptera que les personnes soient sans importance pour lui,
et désirera aussi que les choses soient en mesure de le soulager rapidement.
Le lien avec ces objets sera chargé d'une intense ambivalence : amoureux et
despotique, idéalisé et persécuteur, oscillant en fonction du degré de
besoin que ressent le drogué à ce moment-là. Les caractéristiques de la
relation sont la voracité, le mépris pour l'objet, l'idéalisation et le
dénigrement.
Dépendance libidinale, dépendance mortifère
L'être
humain s'organise en tant que personne en évitant le risque et la tentation des
deux possibilités, également mortifères, d'une alternative : la dépendance
absolue et
1'autosuffisance narcissique.
La dépendance, nécessaire et
inévitable, instaure la possibilité d'aimer l'autre et de vivre dans le
monde des Objets. Il devient addictif lorsque cet autre est chosifié, utilisé
seulement pour calmer l'angoisse et se soumettre l'objet, en gardant
l'illusion de le dominer.
L'indépendance, désirable, essentielle pour le
développement, ouvre le chemin vers l'intégration, l'individuation et la
liberté.
Elle peut se figer dans un style omnipotent et destructeur
lorsqu'elle en arrive au rejet de l'autre, à l'isolement, à la superbe
narcissique. Enfermement mortifère qui, bien souvent, condamne à la
nécessité de dépendre pathologiquement des objets afin de soutenir l'illusion
d'une indépendance absolue.
De la même façon, la civilisation offre à
l'individu un espace vital pour son développement
symbolique, au moyen
d'objets et d'idéaux qui favorisent le développement de la personne et
l'abandon de la dépendance infantile.
Le paradoxe est que toute
structure sociale a besoin de conforter son pouvoir par la massification et
la minoration des différences, indispensables pour rendre cohérents un parti
politique, une secte, une religion, ou vendre un produit fabriqué en série.
C'est par ce moyen que la culture nous incite à la fétichisation de certains
objets engendrant de nouvelles formes de dépendance.
Résumé
Dépendance, addiction, société de consommation une chaîne
associative qui s'impose à nous.
Ce symptôme surgit de la rencontre d'une
telle société avec une disposition particulière du stade adolescent. La
poussée que l'environnement exerce sur le point de rupture de la crise
adolescente facilite l'entrée dans la drogue et les autres addictions.
Notre société de consommation propose un modèle pour penser le monde où
l'être est remplacé par l'avoir : on ne tolère plus la frustration, on
n'élabore plus l'angoisse, on veut seulement la neutraliser par des
médicaments des drogues, l'achat de biens matériels, voire l'idéologie. La
confusion des rôles parentaux et générationnels, le manque de limites,
l'arbitraire, les secrets et les pactes inconscients font le lit des
addictions.
Mots clé : Addiction, omnipotence, slogan, objet-chose,
dépendance/indépendance, société de consommation.
Summary
Dependence, addiction, society of consumption, an associative chain
which is imposed upon us. This symptom arises from the meeting of such a
society with a particular disposition of the adolescent stage. The pressure
that the environment exerts to the breaking point of the adolescent crisis
facilitates the involvement with drugs and other addictions. Our consumption
society offers a model to think the world in whom being is replaced by
material assets: we no longer tolerate frustration, one no longer works out
anguish, we only want to be neutralized by medicine and drugs the purchase
of fine materials, indeed the ideology. The confusion of parentals roles and generationals, the absence of limits, the
arbitrary, the secrets and the unconscious pacts make up the bed of
addictions.
Key Words: Addiction; omnipotence; slogan; object-thing;
dependance/independance; society of consumption.
Bibliographie
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