Eloge de l'hystérie Pensée créatrice & Pensée organisatrice
Gabrielle Rubin Psychanalyste Dr. es-lettres Paris, France
Le psychisme me semble se développer, pour une part du moins, grâce
à un dualisme dynamique qui oppose, ans une indissoluble complémentarité,
deux formes de pensé : ne pensée créatrice, sans cesse occupée à inventer et
une pensée qui organise ce que la première a créée. Ces deux formes de
pensée induisent deux formes de défenses, qui ne sont pas l'apanage des
seuls êtres humains, mais traversent tout le vivant : les défenses créatrices et
les défenses protectrices.
Ces deux façons d'être se partagent, à mon
sens, le devenir des êtres vivants. Ce sont des modalités qu'on peut
retrouver) poussées à leur extrême pathologique, sous la forme des deux
grandes névroses : l'hystérie et la névrose obsessionnelle.
Je
n'étudierai ici que leur forme normale, tout en indiquant certains liens qu' il
y a, me semble-t-il, entre les " névrosés dits normaux"et les autres.
On
peut, bien évidemment, trouver quantité d'autres oppositions que celle-là : les
croyants et les athées, les forts et les faibles, ceux qui pensent avoir
toujours raison et ceux qui pensent avoir toujours tort, les malades et les
bien portants, etc., car je crois que nous avons une tendance naturelle à
trouver un peu partout des couples d'opposés- un dualisme, dont le versant
dangereux est le manichéisme. Freud, en tout cas, était dualiste, et c'est une
façon de penser qui m'apparaît comme fructueuse et dynamique.
Je formule
aussi l'hypothèse qu'il y a en nous certains éléments, en relation avec
l'hystérie, qui nous permettent de créer, d'inventer, nous poussant à aller
plus loin, tandis que nos éléments, que j'appelle "obsessionnels", faits
d'amour de l'ordre, de scrupule, de minutie, d'horreur du changement, sont
ceux qui nous retiennent sur le chemin de l'extravagance, nous permettant
d'organiser de façon utilisable les créations souvent désordonnées et peu
réalistes que nous propose notre part hystérique.
(Au sujet du
dualisme freudien et des couples d'opposés, je citerai Freud (1905) : "Nous
constatons que certaines tendances perverses se présentent régulièrement par
couples d'opposés, ce qui revêt une grande importance théorique". Les
couples sadisme/ masochisme, voyeurisme/exhibitionnisme, etc., forment, en
effet, des couples d'éléments antagonistes qui sont les aspects actif et
passif de la même pulsion partielle. Ces couples d'opposés, s'ils sont
particulièrement visibles dans les perversions, se retrouvent régulièrement
dans les névroses.
Comme l'écrivent Laplanche et Pontalis : "Au-delà de ces
données cliniques, la notion de couples d'opposés s'inscrit dans ce qui fut,
pour la pensée de Freud, une exigence constante :
un dualisme fondamental
permettant, en dernière analyse, de rendre compte du conflit"
(1967).
On rencontre constamment, dans les écrits freudiens, des mots
tels que : opposition, couples d'opposés, polarité, etc.,
et cela non seulement au niveau descriptif, mais également au
niveau théorique ; par exemple : actif/passif,
phallique/castré, plaisir/déplaisir, mais aussi dans
la notion d'ambivalence et, de façon plus fondamentale
encore, dans l'opposition des pulsions de vie et des pulsions de mort.
"On notera que
les termes ainsi couplés appartiennent à un même niveau et sont irréductibles
l'un à l'autre ; ils ne sauraient s'engendrer mutuellement par une
dialectique, mais sont à l'origine de tout conflit et le moteur de toute
dialectique" (Laplanche et Pontalis, 1967).
Je m'intéresserai, pour ma
part, à ce qui m'apparaît aussi comme un couple d'opposés/complices :
certains éléments hystériques et obsessionnels en nous ; mais cela dans leur
forme commune, normale.
Referons-nous d'abord aux définitions :
Hystérie : classe de névroses présentant des tableaux cliniques très
variés. Les deux formes symptomatiques les mieux isolées sont l'hystérie de
conversion, où le conflit psychique se symbolise dans les symptômes
corporels les plus divers... et l'hystérie d'angoisse, où l'angoisse est
fixée de façon plus ou moins stable à tel ou tel objet extérieur, comme par
exemple les phobies (Laplanche & Pontalis, 1967).
Donc, première
approche : 1'hystérie fabrique les symptômes les plus divers. Si je souligne
ces mots, c'est qu'il commencent à indiquer ce qui me semble être la
caractéristique fondamentale de l'hystérie normale, sa créativité, mais
aussi son incohérence.
La névrose obsessionnelle, en revanche enfermée dans
ses rituels a, comme caractéristique première, 1'immuabilité.
"Dans la
forme la plus typique, le conflit psychique s'exprime par des symptômes dits
compulsionnels : idées obsédantes..., rites conjuratoires, et par un mode de
pensée que caractérisent notamment la rumination mentale, le doute, les
scrupules et qui aboutit à des inhibitions de pensée et d action" (Laplanche
& Pontalis, 1967).
Répétons qu'il s'agit là de la forme pathologique du
caractère obsessionnel qui, dans sa forme normale, produit des qualités
certaines d'ordre, de soin, de méticulosité, etc. Mais qui évidemment, à
l'inverse du caractère hystérique, ne pousse pas à la création, puisque celle-ci
bouscule l'acquis, pousse au changement, crée le désordre, toutes choses que
déteste l'obsessionnel.
Si l'on veut accéder à un certain équilibre,
c'est donc à un mélange harmonieux de ces deux"névroses" qu'il faut
parvenir. Si : "A la suite de Freud, les psychanalystes n'ont cessé de
considérer la névrose hystérique et la névrose obsessionnelle comme les deux
versants majeurs du champ des névroses, cela n'implique pas que, comme
structures, elles ne puissent se combiner dans tel ou tel tableau
clinique."(Laplanche & Pontalis).
Les deux caractères nous sont
indispensables, dans une union vitale. Tout comme c'est l'union des deux
grandes pulsions qui permet la vie : la pulsion de vie désunie de la pulsion de
mort est mort, tout autant que la pulsion de mort elle-même.
Ou, pour
prendre un autre exemple, c'est la permanence ritualisée du cadre qui, dans la
cure, permet à "1'hystérie créatrice" de développer sans danger ses
associations libres.
Si j'identifie l'hystérie au désir de création,
c'est pour un certain nombre de raisons que je vais indiquer.
La
première est historique ; depuis qu'il y a des textes écrits sur ce sujet, on a
nommé l'hystérie d'après l'utérus, attribuant à cet organe la cause de
diverses maladies que les prêtres ou les médecins essayaient de soigner. On
pourrait tout simplement penser que les Anciens se trompaient et que leur
science, moins élaborée que la nôtre, les conduisit à penser que c'était
l'utérus, voyageant à sa fantaisie dans le corps de malheureuses femmes, qui
provoquait leurs souffrances.
Seulement, deux faits irréfutables
viennent s'inscrire en faux : les médecins grecs étaient de savants
anatomistes, qui pratiquaient l'autopsie (et avant eux les Egyptiens, qui
éviscéraient les corps pour les embaumer, n'étaient guère moins savants sur ce
point) savaient fort bien que les utérus des hystériques étaient normaux et,
surtout, qu'on ne les trouvait, au grand jamais, ni près des poumons, ni sur
le coeur, ni dans la tête.Ils savaient fort bien aussi, peut être sans
vouloir le savoir vraiment), que l'utérus n'est en rien responsable des maux
des hystériques. Et pourtant, depuis des milliers d'années, on appelle
hystérie cette maladie créatrice.
(Proust : Vous appartenez à cette
famille magnifique et lamentable qui est le sel de la terre. Tout ce que
nous connaissons de grand nous vient des nerveux. Ce sont eux et non pas
d'autres qui ont fondé les religions et composé les chef-d'oeuvres... Jamais
le monde ne saura ce qu'il leur doit et surtout ce qu'eux ont souffert pour
le lui donner. Nous goûtons les fines musiques les beaux tableaux, mille
délicatesses, mais nous ne savons pas ce qu'elles ont coûté, à ceux qui les
inventèrent, d'insomnies, de pleurs, de rires spasmodiques, d'urticaires,
d'asthme, d'épilepsies, d'une angoisse de mourir qui est pire que tout
cela."... "Le nervosisme est un pasticheur de génie. Il n'y a pas de maladie
qu'il ne contrefasse à merveille. Il imite à s'y méprendre la dilatation des
dyspeptiques, les nausées de la grossesse, l'arythmie du cardiaque, la
fébrilité du tuberculeux. Capable de tromper le médecin, comment ne
tromperait-il pas le malade ? (Proust, 1921)
La deuxième raison
tient au fait que l'esprit humain aime la logique, même s'il passe son temps
à la bafouer : l'utérus étant un organe féminin, il ne pouvait y avoir, par
définition, d'hystériques masculins.
Pourtant, on retrouvait les mêmes
symptômes chez des malades hommes. Que faire alors ? On nomma tout
simplement "macle" (qui désigne les organes génitaux de l'homme) ou encore
"catoche", l'hystérie masculine, ce qui montre qu'on avait bien établi le
lien entre la création somatique et la créativité psychique ; mais, pendant
des siècles, cela "empêcha d'exister", du moins dans l'esprit des Docteurs.
Le grand médecin grec Gallien, quant à lui, soutenait bien que l'utérus
jamais ne bougeait de sa place, mais, sceptique ou sage, il pensait aussi
que ni les médecins ni les sages-femmes ne se rangeraient à son avis,
puisque plusieurs d'entre eux assuraient avoir de leurs yeux vu des utérus
logés en toutes sortes d'endroits du corps.
En fait, je crois qu'on a
toujours su que l'utérus somatique n'était pour rien dans cette affaire et,
lorsqu'au XIXe siècle, il fut admis par tous qu'il en était bien ainsi, il y eut
une sorte de refus collectif de changer le nom de cette maladie. La
rationalisation fournie fut qu'il était bien difficile de changer d'aussi
vieilles habitudes... Voire ! On en a changé bien d'autres !
Mon
hypothèse est qu'il existe un lieu psychique créateur - que par la même analogie
je nommerai "utérus psychique" -, dans lequel se créent et se développent
les oeuvres, de la même façon que se crée (grâce à "la petite graine") et se
développe l'embryon dans l'utérus somatique ; c'est, à mon sens, ce que nos
Anciens avaient confusément senti et accepté en créant le mot : "Hystérie".
Les hommes, bien évidemment, possèdent cet utérus psychique et il est même
probablement plus développé que celui des femmes. Aussi peut-on penser que
c'est pour cette raison inconsciente qu'ils ont créé, puis gardé, un nom qui
définissait si bien la fonction créatrice.
Mais c'est aussi pour cette même
raison qu'ils ont si longtemps refusé de croire à une hystérie masculine.
Car l'hystérie crée psychiquement des maladies somatiques, et il est bien
difficile d'accepter consciemment l'idée que le plus beau fleuron de
l'humanité, son esprit créateur, ait quelque chose à avoir, fût-ce
analogiquement, avec l'organe le plus féminin.
Et pourtant, notre parler
quotidien montre bien que nous sommes d'accord avec cette analogie, puisque
constamment nous nous servons des mots de la gestation et de 1'accouchement pour
parler du travail que requièrent la conception, le développement
et la mise au monde des enfants de notre esprit.
Or le passage, à mon
sens, se trouve là : l'hystérie de conversion crée des maladies certes, mais
qui sont d'origine psychique ; et ce nom n'a aucune raison d'être, sauf s'il
s'agit de montrer l'existence de ce lien que j'essaie de rendre perceptible
: maladie - créée par le psychisme - psychisme qui crée l'oeuvre.
Je voudrais citer rapidement quelques-unes des maladies que crée
l'hystérique et qui défièrent et défient, parfois même de nos jours, le
diagnostic du médecin ("Passio hysterica unum nomen est, dit Gallien, varia
tamen innumera accidentia sub se comprehendit") : méningite, angine de
poitrine et crise cardiaque, toutes les maladies à tremblements, la sclérose en
plaques, les paraplégies... Charcot cite même un pied-bot (qui fut opéré) et
qui était en fait hystérique. J'ai eu moi-même connaissance, il y a une
trentaine d'années, du cas d'un jeune chirurgien que ses collègues les plus
chevronnés opérèrent pour une tumeur des surrénales qui, à leur stupeur, se
révéla être une vue de l'esprit (c'est le cas de le dire) lors qu'ils eurent
ouvert le patient.
Quoi qu'il en soit, Freud, après Charcot, Bernheim et
d'autres, a bien montré que le lieu de création des maladies hystériques se
trouve dans le psychisme, et non dans le soma.
A mon sens, les maladies des
hystériques prennent naissance dans l'utérus psychique des êtres. Je propose
d'ajouter : les créations de la pensée aussi. Une objection souvent avancée
est que l'hystérie imite, et qu'elle ne crée pas. A cela deux
contre-objection ; la première : l'hystérie crée des troubles qui
ressemblent à d'autres troubles, c'est vrai ; mais, suivant le point de vue
que l'on adopte, on n'y verra qu'un plagiat ou, au contraire, on pensera qu'on
ne crée jamais rien à partir de rien. Et que les plus grands peintres,
romanciers auteurs dramatiques, ingénieurs, etc., se sont inspirés de la
nature et, pourtant, ne sont pas des plagiaires.
Il est de toute façon
bien étrange d'arriver à créer une cloque sur sa peau en l'absence de
chaleur, ou d'y produire des plaies, comme les stigmates. Certes la cloque
créée sous hypnose ressemble à celle provoquée par une brûlure, et les
stigmates des mystiques ressemblent aux plaies du Christ. Mais la cloque de
la brûlure est provoquée par une chaleur extérieure, et les plaies du Christ
par des clous extérieurs. N'est-ce pas une extraordinaire création que de
produire une cloque sans chaleur ou une plaie sans intervention externe ?
Deux types de défenses me semblent correspondre à ces deux sortes
d'éléments en nous. Je les appelle "défenses créatrices" et "défenses
protectrices".
Ces deux modes de défense traversent tout le vivant, aussi
bien les plantes que les animaux, les hommes que les sociétés.
Certaines
défenses sont créatrices : pour nous protéger, elles inventent sans cesse ; le
prototype en est la fuite. Les autres sont protectrices : elles s'entourent
des murailles (matérielles ou psychiques) les plus solides, les plus
épaisses possible, celles dont on espère qu'elles permettront à jamais, le
statu quo.
Ces défenses sont évidemment destinées à nous protéger
fantasmatiquement contre les
angoisses d'abandon, qui sont des angoisses de
mort. Certains êtres créent sans cesse, comme pour dire : vous voyez bien
que je vis, puisque je change ; seule la mort est immuable.
D'ailleurs en
créant (oeuvres ou enfants), j'annule la mort, car ils me survivront. Tandis que
les autres s'immobilisent prétendent, en supprimant tout changement, effacer
le temps, ce temps qui introduit la mort ; si rien ne change jamais, le
temps n'existe plus et la mort est vaincue.
Ces deux moyens de défense opposés sont représentés, ans la
guerre, car ce qu'on appelle l'une "guerre de position", dans laquelle on
reste immobile et on se protège de l'ennemi en s'abritant derrière des murs
épais (de forteresse, par exemple) et 1'autre "guerre de mouvement" , dans
laquelle on ne compte plus sur des défenses statiques, mais sur
l'inventivité du stratège, et donc sur le mouvement, le changement. On peut
aussi parler de guerre offensive ou défensive, mais en se gardant d'oublier
que la guerre défensive est perdue d'avance, si elle ne contient pas une
part active, inventive, et la guerre offensive tout aussi perdue, si elle
n'a pas de moyens de protection, comme le bouclier ou le casque par exemple.
Les être humains ne sont pas les seuls à disposer de ces deux modes de
défense, qui sont universels ; comme nous allons le voir, les animaux et les
plantes les utilisent pour assurer aussi bien leur survie que celle de leurs
descendance.
Les plantes ont surtout inscrit leurs moyens de survie dans
le biologique. Les animaux, en revanche, au fur et à mesure qu'ils
progressaient le long de la chaîne de l'évolution, ont mêlé de plus en plus
de défenses psychiques aux défenses somatiques. Les hommes, enfin, ont
presque choisi le "tout psychique".
Je donnerai quelques exemples :
parmi les animaux, les uns ont des défenses surtout statiques, celles qui
utilisent, comme protection, des murailles ; elles évoquent - toutes proportions
gardées - les forteresses. On a l'impression que les animaux qui se
protègent ainsi "bétonnent". Ils le font tantôt avec des matériaux qui font
partie de leur corps propre : la carapace de la tortue, la coquille de la
moule, voire les épines du hérisson, tandis que d'autres se servent de
matériaux puisés dans l'environnement comme, par exemple, le nid des oiseaux,
le terrier du lapin, l'utilisation des grottes, les creux des arbres, etc.
Cette deuxième catégorie utilise principalement des moyens psychiques,
tandis que la première est entièrement prise dans le "choix" de son espèce.
Les hommes, comme tous ceux qui ont choisi le mouvement et la fuite comme
défense spécifique, c'est-à-dire qui n'ont pas de carapace et ne restent pas
constamment terrés derrière leurs murailles sont, à cause de leur
vulnérabilité, obligés d'inventer et donc de développer leur pensée.
Les plantes elles-mêmes, qui nous semblent vouées à l'immobilité, ont
parfois choisi le mouvement comme défense ; si les unes ont privilégié le
"mur", comme par exemple celles qui s'entourent de coques, d'épines, de
poils urticants, ou sécrètent des poisons, d'autres, comme les orchidées,
ont choisi le mouvement. Le Pr. Jean-Marie Pelt écrit qu'elles se sont
modifiées au point d'offrir, à l'insecte qui vient les féconder, une
"véritable piste d'aéroport soigneusement balisée, tantôt par des stries ou
des ponctuations colorées, tantôt par des touffes de poils correctement
alignées. Mais l'orchidée va plus loin encore : elle a créé des glandes à
odeur qui enivrent 1'insecte et l'attirent. Et plus encore : elle mime si bien
l'aspect de la femelle de certains insectes que le mâle, trompé, se
précipite sur l'orchidée et, croyant féconder sa femelle, ne fait que
déposer le pollen qu'il a reçu ailleurs dans le stigmate de la fleur." La
disposition des poils qui recouvrent (le labelle) est absolument similaire à
celle des poils de l'insecte femelle, de sorte que les partenaires ne se
reconnaissent pas seulement par la vue, mais aussi par le contact physique.
Bien plus, le labelle mimétique émet exactement la même odeur que la femelle
de l'insecte, odeur d'ailleurs produite par les mêmes molécules.
Convergence
incroyable, qui double le mimétisme physique, visuel, d'un mimétisme chimique
rigoureux." (J.M. Pelt, 1983).
Et il y a aussi des plantes - nous en
connaissons tous - qui ont choisi le mouvement pour défendre leur
descendance ; les unes expédient leurs graines au loin par une sorte deressort,
d'autres les munissent d'ailettes et les confient au vent, d'autres encore à
l'eau ou aux oiseaux...
Ce sont là des exemples de l'inventivité des fleurs, de leur
créativité, de leur côté "hystérique". (Lorsqu'il traite des orchidées, le
Pr. J.M. Pelt parle de "débauche" de "créativité", de "séduction",
"invention ; ce sont les termes mêmes qu'emploie la littérature
psychopathologique pour qualifier les hystériques). Mais il est d'autres
plantes qui, figées, n'ont pour ainsi dire pas changé depuis la nuit des
temps, et d'autres encore dont l'inventivité a inventé... des murailles,
telles les magnolias qui protègent ce qu'elles ont de plus précieux, leurs
ovules, dans des forteresses : "leurs ovaires sont des châteaux forts, enfermant
dans le donjon ovulaire les cellules femelles" écrit J.M. Pelt, sui, parmi
bien d'autres exemples frappants, cite aussi celui du nelumbo, avec lequel
"on passe en quelque sorte du château fort médiéval au fort de la guerre de
1914. Ses ovaires, en effet, sont portés par des organes émergent nettement
au centre de la fleur comme les forts, mais enterrés comme dans une tranchée
ou un trou individuel."
On peut voir, d'après ces quelques exemples, que
les êtres humains ne sont pas les seuls à posséder, ensemble ou
alternativement, un côté "obsessionnel" et un côté "hystérique". Les animaux
et les plantes en font autant, privilégiant tantôt un caractère créateur
"hystérique", sans cesse désireux d'accoucher d'idées ou d'oeuvres nouvelles
et tantôt un caractère "obsessionnel", préférant alors aménager leur
environnement, à mettre de l'ordre, de la raison, du sérieux peut-être...
Les sociétés, en cela, ne me semblent pas agir différemment. J'ai fait
allusion, déjà, à la guerre. Mais l'organisation sociale, l'art, la culture,
me paraissent aussi suivre des schémas semblables. Tantôt, on assiste à des
explosions d'inventivité, de créativité, toujours suivies (si tout va bien)
d'une période de calme, durant laquelle on développe, améliore, modifie,
aménage les inventions et découvertes de la période "hystérique". Puis, près
un laps de temps variable, le code se transforme en corset et l'ordre
devient immobilisme et ennui. Alors cette culture doit se renouveler ou
mourir.
En art, pour prendre le plus ancien des exemples, les premières
peintures figuratives datent de l'Aurignacien, c'est-à-dire de moins 30 000
ans environ. Les images, nous dit Leroi-Gourhan, sont encore "très
abstraites et très gauches". Puis, le style II sort lentement du style I, au
cours du Gravettien et du Solutréen ancien (env. 25 000 à 20 000 ; les
figures d'animaux sont construites de manière très uniforme, avec des
détails très sommaires. Les figures humaines, elles aussi, ont la partie
centrale du corps énorme par rapport à la tête et aux extrémités. Au style
III, Solutréen récent 20 000 à 15 000 environ), "la maîtrise technique est
alors complète, et les peintures, sculptures ou gravures sont d'une qualité
d'exécution extraordinaire". Au style IV ancien (Magdalénien, l5 000 à
11 000 env.), le réalisme des formes est très poussé ; on trouve une foule
de détails très précisément codifiés. La période tardive (style IV récent,
Magdalénien, - l0 000 env.) : "Les animaux sont intégrés dans un réalisme où
l'exactitude de forme et de mouvement est frappante. Vers 9 000, la fin du
Paléolithique supérieur est marquée par un brusque déclin et la disparition
des grottes ornées.
Et A. Leroi-Gourhan de conclure : "Ses 20000 ans de
durée, des environs de 30 000 aux environs de 10 000 avant notre ère, en
font la plus longue et la plus ancienne des aventures artistiques de
l'humanité.
Le détou1ement de son évolution est tout aussi cohérent que
celui des autres qui 1'ont suivi : c'est une trajectoire où l'on discerne
une période d'enfance très longue une apogée qui dure à peu près 5000 ans et
une chute qui s'accélère brusquement. C'est donc un art "normal" qui a eu
ses gaucheries de débutant, sa maturité, ses tours de main, un académisme même,
qui serait parfois fastidieux s'il n'était aussi vénérable". (Leroi-Gourhan
1965 & 1971).
C'est donc ainsi que s'est développé l'art le plus ancien, du
début à la chute. Et je donnerai comme autre exemple, inverse et
conp1émentaire, celui qui est le plus récent : début du XIXe siècle, se
mourait un art férocement académique - ironiquement dit pompier - qui étouffait
les créateur ; art ritualisé, figé, rigidifié, "obsessionnel qui ne
consentait plus aucun renouveau... tandis que souterrainement, à bas bruit,
se préparait la merveilleuse explosion "hystérique" de la fin du siècle, qui
devait entraîner dans sa ronde tous les arts et bien des façons de penser.
Il y a donc, à mon sens, des périodes d'intense créativité qui, sous peine
de perdre toute
efficacité, ont besoin d'être reprises,
ménagées, codifiées, pour arriver à leur
apogée. En des moments privilégiés, le
côté créateur et le côté organisateur
sont à peu près en équilibre. Mais, eu à
peu, le côté "obsessionnel" envahit tout, sclérose
tout. Alors, parce qu'il n'est plus possible de vivre dans un air aussi
raréfié, l'élément hystérique
reprend le dessus dans une explosion créatrice qui, à son
tour, aura besoin d'être endiguée, disciplinée,
contenue... et tout recommencera.
Quant aux
sociétés, chacun connaît de ces cultures tellement figées qu'elles en sont pétrifiées.
Ce que nous savons de 1'URSS, par exemple, donne à penser que,
corsetée dans sa bureaucratie, elle doit, par force ou par raison, exploser
ou imploser ; l'avenir nous le dira.
Pour moi, cette société évoque l'Empire
des Inca : Dans 1'esprit de ses dirigeants, l'Empire représentait le Monde,
organisé par l'ethnie inca. Il coïncidait avec le cosmos, tiré du chaos par
l'effort civilisateur continu du peuple du Cuzco. Hors de lui, il ne pouvait y
avoir que désordre et barbarie. Deux lignes imaginaires, se croisant au
coeur de la capitale et se prolongeant jusqu'aux frontières, divisaient
l'Empire en quatre sections... Chacune de ces sections était à son tour
divisée en unités de 10 000 familles, qui étaient subdivisées en unités de 1
000, de 100, et de 10 familles. Chaque unité était placée sous la responsabilité
d'un fonctionnaire, de qui dépendaient les fonctionnaires responsables des
unités immédiatement inférieures"... "L'empire Inca se présentait d'abord
comme intégrateur de l'ordre social traditionnel. Il opérait la synthèse de
l'organisation pyramidale et segmentaire des ethnies andines sur lesquelles
il reposait. Il prolongeait et coiffait les échafaudages de chefferies, de la
même manière que celles-ci prolongeaient et coiffaient les échafaudages
d'ayllu. En fait, 1'Empire, la chefferie et l'ayllu entraient dans le même
rapport d'homologie : ils se reproduisaient en s'englobant". (Henri Favre,
1975).
Ou encore : "L'emprise de la religion sur les Indiens était
profond ; la vie ne représentait qu'un aspect matériel de l'existence et
comme la religion était la vie, que la vie était entièrement soumise au
contrôle de puissances invisibles et omniprésentes, l'Indien, afin d'assurer son
bien être, était forcé d'arriver à une entente tacite avec ces puissances.
C'était donc sous ce signe que s'écoulait toute son existence, la vie-type
des hommes anonymes, base de la pyramide que constituait l'Empire inca"
(V.W. von Hagen 1970).
On comprend qu'une telle organisation devait
nécessairement reposer sur une bureaucratie tatillonne et omniprésente, et
que l'Empire ne devait pas être un modèle de souplesse.
Comment d'ailleurs
changer quoi que ce soit à une organisation qui représentait le cosmos, et
hors de laquelle tout n'était que "désordre" ? Ou bien, ailleurs, comment
désirer modifier un Empire qui, par définition, fabrique des "lendemains qui
chantent" ?
Dans son article sur l'utopie, Janine Chasseguet-Smirgel
décrit la répétitivité des fantasmes utopistes ; elle met en évidence la
monotonie de conception des créateurs d'utopies, de Platon à Aristote, de
Thomas More à Fourrier. Son étude montre la méfiance et même la haine qu'ont
les utopistes pour la "différence ; Elle cite, par exemple, Thomas More
(1515) : "L'île d'Utopia contient cinquante-quatre villes magnifiques. Le
langage, les moeurs, les institutions, les lois y sont parfaitement identiques. Les cinquante-quatre
villes y sont bâties sur le même plan, et possèdent les mêmes
établissements, les mêmes édifices publics, modifiés suivant les exigences
des localités". Tout est étroitement réglementé ; la disposition des Utopiens à
table, l'âge du mariage des filles et des garçons, le nombre de familles
dont se compose la Cité", etc. (J. Chasseguet-Smirgel 1984).
Utopie
? Pas vraiment, cela se passait à peu près ainsi chez les Incas, et si les pays
totalitaires actuels n'y sont point parvenus ce n'est pas par désir de
laisser un peu de liberté à leurs citoyens, mais par impossibilité. Aussi
voit-on bien là comment les utopies, loin d'être créatrices comme le croient
leurs inventeurs sont, par leur rigidité, leur uniformité, leur
obsessionnalité fermée, tout entières du côté de la pulsion de mort. Ceux
qui veulent les mettre en place désirent sincèrement apporter le bonheur à
leurs concitoyens, sans savoir que même le bonheur, s'il est immobilité,
uniformité, refus de la différence, est Mort. Alors que la vie est faite de
mille choses différentes entrelacées de bonnes, de moins bonnes et de
mauvaises aussi. Et que c'est justement la possibilité de faire coexister,
non sans mal parfois, toutes ces différences qui permet la Vie.
J'ai
donc proposé des exemples qui montrent des alternances - lentes, ou bien si
rapides
qu'elles semblent simultanées - de moments "hystériques" et de
moments "obsessionnels" dans des sociétés. Ce mélange représente l'état
d'équilibre, étant entendu que, chez les êtres vivants, équilibre n'est pas
immobilité, mais au contraire activité constante pour corriger les
déséquilibres trop importants.
D'autres exemples proposés concernent des
sociétés figées, "obsessionnelles" depuis si longtemps qu'elles sont
devenues pathologiques et ne peuvent plus se rééquilibrer sans
drames.
Existe-t-il des sociétés trop "hystériques" ? Peut-être la nôtre en
est-elle un exemple, et peut-être sommes-nous dans une étape
"hystérico-maniaque" de notre évolution. Que penser en effet d'une
civilisation qui invente sans arrêt, sans être capable d'ordonner ou d'utiliser
vraiment ses découvertes ? Pour une part seulement, car il est des
inventions admirables et d'autres extrêmement utiles, mais tout de même...
Une culture où l'on préfère parfois refaire une recherche scientifique
plutôt que de vérifier si elle n'a pas été faite déjà... Où on publie tant
de livres médiocres chaque année qu'il est bien possible que l'oeuvre de qualité
passe inaperçue... Où on sacrifie des millions d'arbres, de mètres cubes
d'eau, de réserves irremplaçables pour fabriquer de l'inutile... Où des
millions d'hommes et de femmes travaillent huit, dix heures par jour ou plus
pour produire des gadgets dont nul n'a besoin et qui seront cassés, jetés
presque aussitôt, allant enrichir ainsi les déchets dont on ne sait plus que
faire... N'est-ce pas là mépriser le travail, la peine, la souffrance et la
dignité des êtres humains aussi bien que celle des animaux, et même des
plantes et de notre planète-mère ?
N'est-ce point là hystérie pathologique?
Résumé Pensée créatrice - Pensée organisatrice
Deux façons d'être au monde, parmi d'autres dualismes, se partagent les
êtres vivants. L'une s'inscrit dans la trajectoire de ce que, dans sa forme
pathologique, on appelle Hystérie. L'autre dans celle de la Névrose
obsessionnelle. La première représente 1'instance créatrice, l'autre celle
qui met de l'ordre, organise, lasse. C'est de leur mélange harmonieux que naît
l'équilibre chez les hommes, de l'excès de l'une ou de l'autre que naît la
souffrance. Il existe aussi de cultures pathologiquement "obsessionnelles"
(Utopies, Etats totalitaires) tandis que d'autres "produisent" - plutôt
qu'elles ne créent - sans fin et sans but véritable, d'inutiles brimborions.
Sumary Creative thought - Organizing
thought.
Two ways of being in the world, among other dualism, divide the
living. They look like as we call, under their pathological form "hysteria",
and "Obsessional neurosis". The first represents the creative dimension,
while the other establishes order, organization, and class. It is from this
harmonious blend that the equilibrium of man is born; any excess of one or the
other leading to sufferance. There also exists pathologically
"obsessional" cultures (Utopias, Totalitarian States), where as others
produce - rather than create - without end and without veritable purpose,
useless baubles.
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