L'étrange étranger et la formation du sentiment d'identité1
Cléopâtre Athanassiou Psychanalyste
Paris (France)
Cléopâtre Athanassiou
Cléopâtre Athanassiou, membre de la Société
Psychanalytique de Paris, est psychanalyste d'adultes et d'enfants.
Elle s'intéresse tout particulièrement aux
mécanismes de développement des identifications et de la
pensée des bébés.
Outre sa formation à la S.P.P., elle a travaillé auprès d'analystes de l'Ecole kleinienne en
Angleterre : Esther Bick, Meltzer, I. Brenman, S. lsaacs-Elmhirst.
Elle a publié de nombreux ouvrages, dont les livres suivants :
"Ulysse, une Odyssée Psychanalytique" (Césura 1986) ;
"L'Enfant et la Crèche" (Id. 1987), "Aux Sources de la Vie
Psychique" (id. 1990).
Et les articles : "La Constitution et l'Evolution des premières
identifications" (R.F.P. 1982) ; "Quelques notes sur le Travail de la
Pensée dans la Mémoire et le Rêve" (R.F. P. 1985) ;
"Déni et Connaissance" (R.F.P.1986), "Remaniement du Souvenir" (R.F. P. 1987).
Dans son présent article, C. Athanassiou nous montre une des
raisons inconscientes les plus archaïques de notre peur de l'autre
qui, si elle persiste, est une des bases du rejet de l'autre.
T
L'étrange étranger et la formation du sentiment d'identité
out
analyste, comme tout homme, tente de former un réseau de liens
avec des points de vue non seulement qui diffèrent du sien dans
son propre domaine, mais qui sont issus d'horizons différents.
L'étranger ou l'étrange ne surgit pas fondamentalement du
plus loin de chez nous, et il nous est souvent plus difficile
d'accepter un autre regard sur ce que l'on croit posséder qu'une
opinion partie de ce que l'on ignore et que l'on appréhende de
loin. Nous ne voulons laisser à l'autre que ce dont il ne nous
prive guère. Mais que, d'un coup, nous nous croyions des droits
dans la connaissance d'un sujet, et nous voilà
considérant comme autant de prédateurs et de rivaux ceux
qui prétendent y songer. Nous ne nous comportons alors bien
souvent guère différemment que nous ne le ferions pour la
défense d'un territoire.
Aussi aimerais-je par cette réflexion considérer
où s'origine la racine de ce mal et retrouver les liens qui
unissent le développement infantile normal et ses dérives
pathologiques si aisément diffusées dans les
phénomènes groupaux. La peur de l'étranger est un
phénomène normal chez le bébé car elle
s'assimile à celle de l'introduction de tout
élément nouveau qui traverse son monde. Mais cette peur
peut devenir source d'intérêt si, la première
émotion passée, le bébé est à
même de reprendre contact avec ce qui lui est familier. Cette
base familière est associée dans nos
sociétés à un sentiment d'identité groupale
non remis en cause.
La fragilité de ce sentiment d'identité nous fait, comme
pour le bébé, nous méfier par surprise de toute
intrusion étrangère. Si nous ne sommes pas capable de
souplesse dans le remaniement de notre identité de groupe - au
sein de laquelle se fonde notre propre sentiment d'identité mais
avec laquelle pourtant ce sentiment ne devrait pas se confondre - nous
nous rigidifions dans des réactions de persécutions
semblables à celles que déploie le bébé
lorsque, insuffisamment soutenu par sa mère, il croit qu'elle va
le laisser, s'en aller à "l'étranger" et, en
conséquence, que sa fin dernière est arrivée.
Le désordre est nécessaire. L'étude de la
construction de la pensée psychanalytique en ses débuts
touche au problème de la construction de toute pensée et
à celui de l'acceptation de toute pensée. Par
conséquent, à l'acceptation de pensées qui
diffèrent de la nôtre. Comme cette acceptation n'est pas
loin de celle qui nous donne le sentiment d'être
dépossédé de ce que nous avons, en raison de
l'éclairage nouveau qui ressort d'une telle confrontation, une
zone de désordre se crée en nous. A quoi avons-nous
à faire face alors ? C'est ce que je souhaite développer
en premier lieu.
Si nous considérons comment les nouvelles métaphores
scientifiques sont en place dans la théorisation freudienne,
nous avons à concevoir aussi comment nous pourrions en retour
utiliser de nouvelles métaphores afin d'élaborer de
nouveaux concepts ou afin d'approfondir nos connaissances, à la
manière dont Freud a utilisé la théorie
scientifique dont il a disposé en son temps, celle des neurones.
J'aimerais resituer le problème de l'introduction d'un
élément nouveau dans la vie psychique, au coeur du
fonctionnement mental infantile. Le bébé vit au centre
d'un certain nombre de points de repère qu'il a appris à
se constituer. Ces points de repère sont à la
charnière entre le cadre de son monde interne et le monde
externe. Ils doivent demeurer fixes ou inchangés afin que sa
propre vision sur lui-même ou son objet demeure telle. C'est
à partir de cette base qu'un sentiment d'identité stable
naît en lui.
Un cadre qui serait autour de lui en trop grande mouvance perturberait
la constitution de son identité. Nous touchons là
à un domaine où la pensée du bébé,
qui ne se situe que dans une marge d'incertitude supportable,
dépend de la confiance - de la "fiabilité" pour utiliser
une métaphore scientifique - qu'il peut avoir en la permanence
de l'existence de ses objets externes. Cette permanence dépend
elle aussi de celle du regard qu'ils portent sur lui. Lui-même
est alors assuré qu'il peut s'appuyer sur un monde sans
surprise, sans "nouveau" : la fenêtre que le bébé
appréhende de son berceau est toujours bien au même
endroit, la porte, la lampe au plafond ; le bruit de l'horloge lui
parvient toujours bien du même angle de la pièce ; sa
mère surgit bien de telle place par rapport à ces
éléments qui ne bougent pas et, lorsqu'elle surgit, c'est
bien pour se comporter avec lui d'une façon qu'il a appris
à connaître, à des moments qu'il a appris à
attendre.
Telle est la base identificatoire qui fait de son vécu corporel
et de son enveloppe psychique une assimilation de la "fiabilité"
du cadre qui l'entoure et de la "redondance" rassurante du comportement
de ses objets. C'est à l'intérieur de cette redondance et
à la faveur de cette assimilation que, comme je le disais, une
marge d'incertitude peut naître qui fait voyager le regard du
bébé vers un autre point d'attention que celui où
sa fixité première visait l'apparition de sa mère.
C'est au coeur d'une certitude qui se veut absolue que peut
naître une marge d'incertitude.
Je suis persuadée que le véritable chercheur est celui
qui ne refusant pas cette loi infantile en lui, n'en est pas
prisonnier. Toute acquisition de connaissances vaut pour cette base
d'appui dont la fixité nous est indispensable. Mais toute
pensée déplace nos repères car elle introduit dans
la "chambre du bébé" un élément qui
jusqu'alors était inconcevable et qui lui donne le sentiment,
non point que quelque chose de "nouveau" s'est introduit dans sa
chambre, mais que ce n'est plus sa chambre. Il en est de
même de notre chambre théorique : nos possessions
scientifiques se confondent souvent, et toujours à minima, avec
notre identité.
Qu'un "bruit"2 survienne en nous qui bouscule nos repères et nous ne savons plus qui nous sommes.
Ceci posé, je pense que la comparaison peut se poursuivre au
niveau du procédé employé afin d'accepter non
seulement l'élément "nouveau" mais la potentialité
de bouleversement qu'il introduit en nous.
De la même façon que le bébé étaye
son regard sur celui de l'adulte aussitôt qu'un changement brise
la stabilité de sa vision objectale, de même nous
appuyons-nous sur ce que nous savons pour faire face à ce que
l'on n'a jamais vu. De même que le bébé se rassure
de la sorte que ce qui surgit peut être appréhendé
par un oeil, peut être contenu, dirait Bion3, par un objet, de même nous rassurons-nous que ce que nous ne connaissons pas peut être concevable.
Nous avons besoin, dans un premier temps, de rabattre notre
appréhension de ce qui n'a jamais été vu -par nous
du moins, sur une vision familière. Ainsi le bébé
a besoin de savoir que ce qui l'assure - dans ce "chaos déterministe"4 - qu'il s'agit bien toujours de sa chambre et qu'il est bien toujours lui-même, est présent.
Ainsi l'appui sur une théorisation scientifique
déjà établie me semble indispensable à
l'esprit humain qui veut se confronter à ce qu'il y a de
catastrophe identificatoire potentielle dans le remaniement de nos
connaissances. Que dire alors de la situation où l'audace d'un
génie se confronte à ce qui, avant lui, n'a jamais fait
l'objet d'aucune théorie ? Peut-il s'appuyer sur du vide ? Freud
étaye sa vision sur ceux qui ont déjà pensé
au cerveau et il adapte son intuition à la théorie des
neurones comme l'enfant qui s'assure que l'immensité de
l'espace, la profondeur de l'inconnu peut être
appréhendé depuis la place qu'il occupe dans sa chambre.
Ce n'est que dans un second temps qu'il ouvrira la porte et, plongeant
alors lui-même dans l'espace, en mesurera l'étendue.
Ainsi la théorisation psychanalytique a-t-elle
procédé peu à peu à ses propres mesures et
construit ses instruments.
La "simulation", ce concept si fertile, me semble avoir commencé
avec Freud qui en a fait le premier l'usage en ce qui nous concerne. En
recherchant un "cadre" à travers une théorie scientifique
déjà existante, Freud a fait "comme si" la théorie
des neurones pouvait rendre compte de la compréhension du sujet
qu'il traitait. Il a d'abord simulé en pensant qu'il ne simulait
pas - dans la nécessité où il s'est trouvé
de différencier sa vision de l'objet de sa vision, puis il a
dépassé cette simulation en construisant son propre
regard. Ne sommes-nous pas tentés nous-mêmes d'utiliser la
théorie psychanalytique à la manière dont Freud a
utilisé la théorie des neurones et dépassons-nous
souvent la première étape d'un processus qui nous arrache
à nos premiers repères, à la manière dont
la sortie des identifications adhésives5sort
le bébé de son premier cadre ? Un travail
d'élaboration formidable a permis à Freud de se
"décoller" de son premier appui et de créer à la
fois son identité de chercheur et celle de l'objet de sa
recherche. Il me semble que nous avons tous à faire ce travail
quels que soient les moyens dont nous disposons et qui ne se mesurent
pas à l'échelle de ce grand esprit. Mais le processus
demeure le même pour tous : en nous servant des théories
existantes que nous proposent les sciences en tant que
métaphores de ce que nous cherchons à appréhender,
simulons-nous davantage que lorsque nous utilisons une théorie
psychanalytique dont l'existence est fermement établie dans
notre domaine ? La démarche de notre pensée, qui consiste
à ne nous servir de cette base qu'en tant qu'appui à
notre expérience, est la même.
Il s'agit bien toujours de s'étayer sur le regard d'un autre
afin de constituer le nôtre. Le danger dans tous les cas est de
ne pas dégager sa vision de celle de l'autre et de
réduire l'objet de notre connaissance à la théorie
qu'il a déjà cerné.
Nous avons tout à gagner à nous poser la question du
fonctionnement d'une théorie lorsqu'elle s'applique à un
sujet dont elle n'a jamais rendu compte, et du dégagement que
l'on peut opérer par rapport à l'emprise qu'elle exerce
sur nous.
Comment renouveler nos conceptions et de quelle manière appréhender et créer nos théories ?
Comment penser ?
Nous sentons que nous naviguons sans cesse entre l'adhérence
facile à la théorie adéquate ou le rejet, tout
aussi facile, de la théorie inopportune et "nouvelle". Si nous
ne nous dégagions pas de cette stérile "oscillation",
nous serions, dans nos aspects infantiles, comme ce bébé
à qui sa mère n'aurait jamais appris à s'asseoir
non plus qu'à se lever, et qui verrait toujours sa chambre selon
la même perspective, indifférent à toute direction
que sa mère ne lui aurait pas indiquée.
Le problème de la pensée est donc celui de
l'évolution de nos identifications et j'y reviendrai plus bas.
Ce processus est en cours dans toute transformation des êtres
vivants; processus à la base de leur "auto-organisation" pour
reprendre encore un concept scientifique. Ce qui permet à Freud
de passer de la théorie des neurones à la théorie
oedipienne, ce qui lui permet d'intégrer les "bruits" que sont
pour lui - c'est-à-dire pour l'identification de son objet
à la théorie sur laquelle il s'appuie - la
découverte de la gaze6, le rêve de
l'injection faite à Irma, la mort de son père, ce qui lui
permet de se "réorganiser" et de dégager l'objet de sa
recherche du premier regard qu'il a porté sur lui, est semblable
à mon avis au mouvement qui, en lui, a permis que son
identité de chercheur se dégage de ceux qui l'ont
précédé ou entouré, de la même
façon que l'enfant dégage son identité de celle de
ses parents. Le processus introjectif7 qu'accompagne
ce deuil est celui qui le rend capable de les regarder et de
connaître ses parents aussi bien que de regarder et
connaître ceux qui ne sont pas ses parents. Dans les limites de
ses capacités, c'est-à-dire dans celles où la
"fiabilité" de son organisation psychique nouvelle ne met pas en
danger son identité, il peut commencer ainsi à laisser
à sa pensée le soin de diverger de celle de ses parents.
Dans le sens de ma réflexion, qui vise à situer
l'introduction des nouvelles métaphores scientifiques dans le
champ de la constitution de l'identité - dont l'étude
à mon avis est centrale à la psychanalyse - j'aimerais
réfléchir à présent sur les concepts de
"nouveau" que je rapproche "d'aléatoire", de "bruit", de
"redondance", de "fiabilité", "d'auto-organisation" enfin, qui
paraît au coeur des capacités de transformation d'un
système.
Tous ces concepts m'invitent à poursuivre une réflexion
sur la constitution de la limite stable de l'identité du self et
je souhaiterais les intégrer à cet effet dans mon propos.
Il me semble que lorsqu'un système perçoit un
événement comme un "bruit", ce système est proche
de celui de la "chambre du bébé" dont j'avançais
l'image tout à l'heure.
Ce "bruit" ne met pas en danger l'identité du bébé
dans la mesure où il est repris par la mère qui le rend
familier au bébé. Ainsi lorsqu'au cours d'une
tétée survient un bruit réel, celui d'une machine
qui se met en marche par exemple, nous pouvons observer que le
bébé cesse de téter pendant un moment et se tend
vers le bruit sur lequel il se fixe. Le cadre de sa tétée
a changé; ce cadre n'était pas uniquement
constitué par celui de la pièce, de son ambiance
lumineuse et sonore, mais aussi par le porter maternel.
Qu'un élément "aléatoire" surgisse et voilà le cadre rompu.
Le bébé à ce niveau (qui est celui du premier mois
de la vie), ne fait pas la différence entre un changement dans
le porter maternel et un changement dans la pièce. L'un et
l'autre l'enveloppent.
C'est pourquoi il cesse de téter et s'accroche à
l'élément nouveau à la manière dont on
répare une brèche. L'introjection - ou la
tétée - ne peut reprendre que lorsque le bruit" (de la
machine) ici est assimilé au cadre; c'est-à-dire lorsque
le bébé peut le percevoir comme faisant partie de
l'enveloppe qui le porte.
Si le système intègre le "bruit" en "s'auto-organisant,
il cesse d'être un bruit, acquérant au contraire une
valeur d'information permettant une symbolisation"8.
C'est le point qui fait l'objet de mon analyse. Il me semble qu'il y a
une très grande marge de différenciation entre
l'intégration, ou l'assimilation du "bruit" que je viens de
décrire chez le bébé et l'intégration,
aboutissement d'un processus d e symbolisation. La question que je pose
est donc celle de la possibilité d'appliquer ce modèle du
"bruit" et de "d'auto-organisation" à un système plus
élaboré que celui que je trace à travers le
tableau du nourrisson et de son enveloppe. En effet, la symbolisation
suppose l'existence de processus d'intériorisation qui sont d'un
ordre plus complexe que celui de la constitution de l'enveloppe
psychique par les mécanismes adhésifs.
Lorsque le bébé peut reprendre la tétée, le
"bruit" qui l'a dérangé a été
"absorbé" par le cadre dont il fait partie à
présent. Toute rupture "aléatoire" de ce même cadre
risque de subir un sort semblable. Telle est la manière dont je
comprends "l'auto-organisation". Ce concept se limite à ce qui
concerne le niveau dont je parle ici. Si nous cherchons à
articuler le concept "d'auto-organisation" par le "bruit" avec celui de
symbolisation, nous nous trouvons devant la nécessité de
faire appel à une organisation psychique qui doit ses
capacités d'intégration à l'intériorisation
d'un objet, et "l'auto-organisation" psychique passe obligatoirement
alors par une phase que l'on pourrait qualifier
"d'hétéro-organisation".
"L'hétéro-organisation" étant une organisation non
pas imposée par celle d'un autre, sur laquelle elle se
calquerait, mais une organisation qui prend appui sur celle de l'autre.
Nous sommes ainsi ramenés à la constitution des processus
identificatoires. Et nous nous rendons compte par ce court passage
comme le rapprochement des disciplines scientifiques exige un
affinement dans la définition des concepts qui sont propres
à chacune. Peut-être qu'en élargissant cette
pensée nous pourrions aller jusqu'à dire qu'à se
rapprocher de l'autre ou de "l'étranger" nous tombons sur un
regard porté par nous-mêmes, aussi bien que par l'autre,
sur notre propre identité. Nous devons repenser qui nous sommes
et cela nous paraît "étrange". La "fiabilité" et la
"redondance" sont des concepts qui, à mon avis, servent de
charnière permettant de délimiter le champ d'application
des métaphores proposées ici. Si la "fiabilité
mesure la capacité du système à se défendre
contre les perturbations en les ignorant" et si la redondance
"correspond à la solidité de l'organisation
elle-même, à la multiplication des enregistrements de
ses capacités de réponse", nous sommes dans la
définition même des qualités de l'enveloppe
narcissique primitive du self dont je parlais plus haut. Cette
enveloppe qui se constitue par la répétition
d'expériences identiques, isole la fragilité d'un
système ou d'une partie du self dont "l'auto-organisation"
dépend de l'assimilation des "bruits" qui sont reçus par
son enveloppe. Que cette enveloppe ne remplisse pas sa fonction et nous
n'avons plus, selon moi, "d'auto-organisation" possible de la
globalité du self. Tout est consacré à la
"réparation de la brèche". L'excessive
répétition d'une telle expérience consacre une
faille narcissique et les défenses autistiques qui la comblent
figent toute approche future d'un nouveau "bruit". Ainsi quelquefois
avons-nous réparé nos frontières territoriales.
Il me semble, par contre, que les métaphores scientifiques
retrouvent leur mouvance si on les rattache à un psychisme
laissant place à deux systèmes d'organisation : l'un
"s'auto-organise" sur la base que je viens de décrire ; l'autre
ne prend que l'apparence d'une "auto-organisation"; celle-ci
émerge d'un rapport à l'objet sur un mode qui n'est plus
bidimensionnel. Il n'est plus question d'assimiler le "bruit et le
"nouveau dans une enveloppe destinée à maintenir la
stabilité d'un système il est question de transformer
l'organisation du système grâce à cet
élément nouveau. Et c'est ce qui est entendu par
"auto-organisation". Je pense nécessaire de préciser
qu'une telle transformation n'est possible que grâce à une
intériorisation de la fonction organisatrice de l'objet9.
Les métaphores scientifiques deviennent alors fertiles pour
notre esprit. En effet, nous pouvons concevoir qu'il n'est possible de
laisser pénétrer dans notre organisation psychique un
"bruit" nouveau que dans la mesure où la partie du self
susceptible de le traiter, grâce aux liens qu'elle a
établis avec ses objets internes, possède suffisamment de
"fiabilité" pour que ce "bruit" ne mette pas en danger ce qui,
dans le self, demeure encore attaché à "la chambre du
bébé", c'est-à-dire à la partie narcissique
du self qui "s'auto-organise", au sens propre du terme, sans un recours
à l'objet, et dont les capacités d'assimilation sont de
ce fait limitées.
Nous pouvons penser qu'un équilibre s'établit entre ces
différentes parties de telle sorte que le moi mesure les
capacités d'intégration de "l'aléatoire" que
possède l'ensemble de l'organisation psychique. Il en est de
même pour toute organisation humaine : c'est de sa
capacité de gérer l'équilibre entre ses propres
transformations et ses résistances aux transformations que
dépend son évolution.
Les métaphores scientifiques mettent donc en évidence, de
mon point de vue, la nécessité du maintien de
l'identité du self grâce à deux moyens
différents selon que l'on a affaire avec la partie narcissique
du self qui vit en autarcie et dont le vécu de permanence n'est
fondé que sur le non-changement, la "redondance", et la partie
du self qui ne fonde sa permanence identificatoire qu'en passant par
celle de l'objet. Là se situe le niveau de transformation qui,
à partir d'un "bruit" venant du dehors, permet
l'émergence d'une symbolisation. Je puis faire
l'hypothèse que ce n'est qu'à partir du surgissement d'un
"bruit nouveau" pour l'organisation psychique en place) que se
révèle le clivage qui l'habite, à la
manière encore dont le modèle quantique souligne
l'apparition d'un phénomène au moment de la mise en
marche de l'instrument qui l'observe. Ce n'est qu'à partir de
l'intrusion de ce qui le dérange que le psychisme peut laisser
paraître ce qui, en lui, d'une part "s'auto-organise" et se
transforme par ce "bruit" en utilisant ses capacités de liaison
objectales et, d'autre part, ce qui demeure inchangé comme un
fond dont l'immobilité nécessaire assure seule que le
mouvement ne conduit pas au chaos. Il s'agit d'un "chaos
déterministe". Ceci vaut aussi, me semble-t-il, pour tous les
changements qui s'approchent de nos convictions théoriques en
place : seule la fixité d'une base, où la
stabilité des connaissances interdit le passage de la
pensée, permet que se déploie la "rêverie"10,
la mouvance de l'imagination et donc la pensée. La pensée
elle-même n'est traitée que de "bruit" superficiel ne le
mettant pas en danger, par un système qui, dans le psychisme,
fonde sa permanence sur une absence de transformation. Dans le
système tourné vers l'objet, l'introduction de ce "bruit"
permet, au contraire, grâce à l'introjection d'un objet
capable de réorganiser le désorganisé, que
"l'auto-organisation" soit une "auto-organisation commune" introduisant
à un niveau de "complexité nouvelle".
C'est à ce point que j'aimerais reprendre le concept
"d'oscillation", si précieux, dans la perspective que je
soutiens. L'accent peut être mis sur une oscillation faisant
passer d'une mort à une autre mort, d'une "mort par le
désordre" à une "mort par la rigidité" ou
inversement. Je soulignerai davantage pour ma part l'oscillation
nécessaire à tout progression : il n'est possible au moi
de se diriger vers une organisation nouvelle que dans la mesure
où l'ancienne est toujours accessible ; il n'est possible aux
parties du self qui s'organisent grâce aux capacités
intégratives de l'objet de fonctionner que si l'assurance leur
est toujours donnée d'un aller-retour incessant vers les parties
du self dont la permanence ne passe pas par ces transformations.
L'oscillation n'est pas alors une alternative fermée mais elle
est au service d'une linéarité.
Le sens de cet aller-retour, de ce feed-back me semble devoir
être à la charnière entre la mise en attente propre
aux phénomènes d'après-coup11 et celle qui est propre au processus d'identification projective.12
Dans l'identification projective, en effet, des parties du self sont
données à l'objet afin que ce dernier les comprenne au
double sens du terme. La progression vers l'intégration d'un
état nouveau n'est possible que si le moi peut supporter un
temps d'attente avant de s'installer dans une organisation
différente ; il doit supporter l'incertitude de ne jamais
être capable de se réorganiser; il ne peut le faire,
à mon avis, qu'en s'appuyant sur les parties du self
dotées d'une permanence propre aux formations bidimensionnelles.
En ce sens l'oscillation est associée à une progression
comme je viens de le souligner. Mais c'est à ce point que nous
rencontrons la mise en attente propre aux mécanismes
d'identification projective : les parties du self qui passent par
l'objet pour se sentir comprises, font vivre à ce dernier un
état de désorganisation momentanée et de
réorganisation. L'introjection des parties projetées est
aussi productrice de désorganisation supportable dans le
self1étant donné que ce qui vient en retour est
différent de ce qui a été projeté. Mais le
but du travail de transformation de l'objet étant de s'adapter
au self et à ce qu'il peut supporter, le retour de la
projection, accompagnée de l'objet qui l'a transformée,
doit en principe engendrer une réorganisation supportable. Nous
apercevons ici la complexité de l'oscillation qui doit prendre
place entre le self et l'objet dans l'appréciation de ce que
l'un et l'autre sont à même de supporter au cours du
processus de l'identification projective. Il y a dans ce processus une
transformation d'un sens en un autre sens ; d'un sens
intolérable ou inconscient en un sens supportable ou conscient.
C'est même pourquoi l'identification projective ne peut se mettre
en place dans la vie psychique qu'au moment où un sens,
c'est-à-dire une direction peut être, elle aussi, mise en
place dans la construction de l'espace interne.
Le petit événement déclenchant la mise en sens du
second temps de l'après-coup, petit événement
semblable à "l'aléatoire", n'a de puissance que dans la
mesure où tout est déjà en place pour lui en
donner. Le premier temps de l'après-coup a rencontré,
dans la maturité acquise par le moi, le "contenant" qui va le
transformer avec plus ou moins de bonheur et en faire une pensée
nouvelle à refouler ou une potentialité traumatique. On
perçoit comment la mise en attente du sens implicite au premier
temps de l'après-coup dépend d'une oscillation incessante
entre l'appréciation de la "force" de ce contenant et celle
portée par la libération de ce sens. Seule la
prévision d'un équilibre possible entre les deux peut
donner à "l'aléatoire" du petit événement
déclenchant une place dans ce processus.
La défaillance de cette prévision donne à
l'événement le caractère d'un traumatisme. Ce
travail interne qui suit, à mon avis, le modèle de
l'identification projective, attache au concept d'après-coup
celui de la mise en attente d'un sens, tandis qu'un travail
d'oscillation prolongée permet d'accéder à un
objet qui dégagera ce sens de sa fixité.
Ceci me semble être une loi générale de l'esprit
humain et des milieux qu'il engendre. Ces milieux fonctionnent en tant
que contenants d'un "nouveau" à transformer en eux. Mais ce
"nouveau" peut être mis en attente jusqu'au point où le
milieu pourra l'intégrer. Il est, c'est bien connu, de grands
esprits qui ont raté leur époque, et des
révolutions qui ne les ont sortis de l'oubli
qu'après-coup.
C'est au moment où le "terrain" s'est senti capable de supporter
l'impact des conséquences d'un changement qu'il l'a
laissé émerger.
Afin de conclure j'aimerais souligner le mirage que produit sur nous
parfois ce socle dont la destinée est de demeurer
inchangé au fond de nous, comme au coeur de nos théories,
au fur et à mesure qu'elles se transforment et progressent en
s'approchant de ce qui soutient la pensée.
Le déterminisme, au sens restreint du terme, se double de
l'illusion d'une libération de la réflexion par rapport
à son objet, de la même manière que
l'adhésivité la plus serrée à son enveloppe
primitive donne au bébé le sentiment qu'il n'est tenu par
rien tant il se sent bien porté par un objet non reconnu comme
tel. J'ai décrit dans cet article le travail de
réparation entreprise par le bébé lorsque cette
enveloppe se transforme et j'ai pu appliquer à cette situation
le concept "d'auto-organisation". L'embryon d'un lien se forme alors
entre le self et l'objet. L'embryon d'un moi. Il en est de même
dans notre dialogue analytique : ne nous comportons pas avec nos
patients comme ce bébé qui ne sentirait pas que son
vécu de liberté totale repose sur la rigidité de
son agrippement et ne croyons pas que nous pouvons recouvrir de la
fluidité de nos réflexions un objet qui n'en
participerait pas. Un lien existe à forger et à trouver
dans la rencontre analytique et dans ce qu'elle suscite en nous
après coup. Un lien existe à forger et à trouver
dans la rencontre possible entre les disciplines dites scientifiques et
les sciences humaines ; cet article a eu pour visée de montrer
comme les sciences pouvaient fertiliser l'esprit du psychanalyste.
Peut-être qu'en retour des scientifiques seraient-ils prêts
à se laisser inspirer par ce que nous apprend la
spécificité de notre discipline ? Après tout, ne
dit-on pas que les grands inventeurs sont de grandes imaginatifs ? Un
tel travail nous servirait de leçon : les respect des
frontières mutuelles conduirait à la reconnaissance des
liens ainsi que du "nouveau" qu'ils engendrent et qu'ils
intègrent.
1Ce
travail est le fruit d'une réflexion inspirée par le
"Rapport" de Sylvie et Georges Pragier présenté au
Cinquantième Congrès des psychanalystes de Langue
Française et des Pays Romans qui s'est tenu à Madrid au
mois de mai 1990. Ce Rapport avait pour titre: Un Siècle
après l'Esquisse : Nouvelles Métaphores?
Métaphores du Nouveau.
2"Le
bruit est un événement aléatoire dépourvu
de signification, au départ, pour le système. Si celui-ci
l'intègre en s'auto-organisant, il cesse d'être un bruit,
acquérant, au contraire, une valeur d'information, permettant
une symbolisation" (Définition tirée du Rapport de S
Faure- Pragier et G Pragier)
3W. R. Bion, Aux Sources de l'Expérience. PUF 1979 (Learning from Experience, Basic Books, New York, 1962)
4Chaos déterministe : se dit
d'un "système dynamique non-linéaire qui semble
évoluer au hasard, mais obéit pourtant à des
conditions déterministes assez originales, il est vrai"
(définition tirée du Rapport de S. et G. Pragier).
5Identification adhésive : type
d'identification découvert par E. Bick où le
bébé, n'ayant pas encore construit de monde interne, ne
trouve une identité qu'en se collant à la peau de sa
mère et ne se vit ainsi lui-même que comme une peau.
6Tous ces éléments font
référence à des événements qui
permettent à Freud de remanier son rapport à l'image
paternelle qu'il a en lui. La "gaze" fait référence
à une faute professionnelle de son ami Fliess qui a
oublié une gaze dans le cornet nasal d'une patiente. Le
rêve dit de "l'injection faite à Irma" fait
référence au rêve princeps qui inaugure toute la
"Science des Rêves" et où Freud dans un travail
après-coup comprend les accusations qu'il porte contre son ami
Fliess, et, derrière lui, contre son père qu'il aime
aussi. Enfin la mort du père fait référence au
travail que fait Freud, poussé par un sentiment de
culpabilité, sur sa propre théorie. Il abandonne sa
Neurotica - où c'est l'adulte et non l'enfant qui porte les
fantasmes dits "pervers" - pour une théorie où l'enfant
devient responsable de ses propres fantasmes.
7Un processus introjectif est ce qui
permet d'installer en soi l'objet que l'on accepte ainsi de perdre
au-dehors de soi. L'objet introjecté ne remplace pas l'objet
perdu mais permet d'en supporter le deuil.
8Citation tirée du Rapport de
S. et G. Pragier. Les auteurs ont centré leur pensée sur
l'étude de la correspondance à établir entre
l'auto-organisation des systèmes élémentaires et
les processus qui, dans le psychisme humain, entraînent un
remaniement de ses premières organisations. Ils remarquent la
tendance qu'a tout système à maintenir la
cohérence interne et donc à filtrer tout ce qui, de
l'extérieur, viendrait l'ébranler en donnant à
l'élément nouveau une place qui ne serait fonction que du
système concerné. La fiabilité et la redondance
assurent ce système d'une permanence identificatoire. Je diverge
du point de vue des auteurs en dotant le système dit
"auto-organisé", lorsqu'il est vivant d'une capacité de
perdre un moment sa permanence identificatoire pour ne la retrouver
qu'en fonction de l'élément nouveau, dans
"l'auto-organisation "duquel il se fond un moment.
9L'objet : c'est, en psychanalyse,
l'Autre avec lequel on est en relation d'amour ou de haine et par
lequel se constitue notre identité.
10Rêverie : terme auquel Bion
donne un sens particulier: c'est la capacité d'une mère
de laisser aller sa pensée à partir des messages
infra-verbaux que lui transmet son bébé. Par ce travail
intérieur, elle soulage les angoisses de son bébé
et contribue à ce que lui-même commence à penser
à son tour.
11Après-coup : "terme
fréquemment employé par Freud en relation avec sa
conception de la temporalité et de la causalité psychique
: des expériences, des impressions, des traces mnésiques,
sont remaniées ultérieurement en fonction
d'expériences nouvelles, de l'accès à un autre
degré de développement. Elles peuvent alors se voir
conférer, en même temps qu'un nouveau sens, une
efficacité psychique" (définition tirée du
Dictionnaire de la Psychanalyse. J. Laplanche et J. B. Pontalis. PUF,
1968).
12Concept introduit par M. Klein en
1946 après sa découverte de la capacité du moi
infantile de cliver une partie de lui-même et de la projeter dans
un objet afin de ne pas se sentir séparé de lui. Bion en
a fait ensuite un mécanisme d'identification majeur.
Résumé
L'auteur vise dans cet article à souligner comment toute
activité de pensée, lorsqu'elle est authentique,
sollicite la fiabilité de nos bases identificatoires. Dans cette
mesure cet article est issu d'une approche des liens qui unissent notre
attitude par rapport au nouveau dans le domaine de la pensée,
aussi bien que dans celui de la vie courante où ce nouveau est
appelé "étranger".
Mots clefs : Base identificatoire - Nouveau - Pensée
Summary
The aim of the author in this article is to emphasize how all thought
activity, when it is sincerely felt, solicits the fiability of our
indentificatory foundations. In this way this article is an approach to
the links that bring together our attitude towards what is new in the
realm of thought as well as in everyday life, where what is new is
experienced as "strange".
Key words: Foundation of identification - Thought - New