De nombreuses et
amicales lettres de lecteurs m'incitent à mieux expliquer les
buts que j'espère atteindre dans cette Revue. Quelques-unes de
ces lettres sont publiées à partir de la Page 84, car je
pense que rien n'est plus important que la communication qui
s'établit entre les auteurs d'un texte et ceux qui le lisent.
Les lecteurs qui nous font l'honneur et le plaisir de nous
écrire nous apportent souvent des points de vue, des
idées, des renseignements, etc., du plus haut
intérêt,et les éloges ou encouragements qu'ils nous
offrent sont pour nous extrêmement stimulants
Je voudrais, en premier lieu,bien préciser que la Psychanalyse
en général, et cette Revue en particulier, n'ont
aucunement le fantasme de tout expliquer par leur discipline.
Celle-ci n'occupe qu'une petite place (même si nous la croyons
très importante) parmi toutes celles qui tentent d'expliquer le
Monde. La Psychanalyse n'a pas non plus la vanité de se prendre
pour "La Voie Royale des Sciences Humaines"; elle n'est que celle de
l'Inconscient, et c'est déjà beaucoup.
Mon souhait serait que les diverses disciplines des Sciences Humaines
fassent d'abord connaissance les unes avec les autres là
où ce n'est pas - ou pas encore - fait, puis s'entraident, enfin
se fécondent et s'enrichissent mutuellement. Car toute tentative
d'hégémonie ou tentation de fusion serait (là
comme ailleurs) appauvrissement, stérilité et, in fine,
mort psychique.
On me demande aussi si l'on peut vraiment passer des "mécanismes
intérieurs d'un individu aux mécanismes collectifs". Eh
bien je l'ignore, et un des buts de cette Revue est justement d'essayer
de le savoir. Freud l'a pensé, et il était un
génie ; mais cela ne nous dispense nullement - et au contraire -
de continuer à nous interroger.
Ce que nous tentons de faire ici, c'est de la Recherche Fondamentale -
sur ce qui peut-être existe, et peut-être pas : un
Inconscient des Civilisations et des Cultures (le titre dont s'inspire
notre Revue : "Malaise dans la Civilisation" est dit en allemand : "Das
Unbehagen in der Kultur").
Nous ne savons évidemment pas à quoi pourront servir nos
recherches, ni même si elle serviront à quelque chose.
Mais, comme me le disait quelqu'un à qui je dois beaucoup de ma
formation : "Pouvons-nous savoir dès sa naissance ce que
deviendra plus tard un Bébé ? C'est une réponse
fort pertinente, aussi bien pour les bébés que pour toute
Recherche Fondamentale.
Bion écrit : "Les Sociétés n'ont pas encore
été poussées à chercher la guérison
de leurs troubles psychiques par des méthodes psychologiques
parce qu'elles n'ont pas encore acquis une conscience suffisante de la
nature de leur mal". Et : "Si l'on pouvait démontrer que les
malheurs d'une communauté sont le sous-produit de sa
névrose, cette dernière apparaîtrait comme
méritant d'être étudiée et attaquée
par le groupe tout entier" (Recherches sur les Petits Groupes).
Pour moi,j'ai plutôt tendance à croire que les pulsions
qui troublent les Sociétés ressemblent, peu ou prou,
à celles qui agitent l'individu. Certains détails (qui
m'apparaissent comme révélateurs) m'y incitent : si
par exemple on écoute ceux qui sont face au public,
comédiens, artistes, orateurs, on se rend compte qu'ils en
parlent non comme nous, c'est-à-dire comme du rassemblement d'un
nombre variable d'individus (de quelques dizaines à plusieurs
milliers) mais comme d'une entité qui a sa vie, ses
émotions propres. Or celles-ci ressemblent fort aux nôtres
; ceux qui s'adressent à un Public disent de lui : "Il
était gentil ce soir" ou "Il était odieux et froid " ; ou
encore : "Il était très gai et il comprenait toutes les
allusions du texte", etc.
Les sondages nous montrent que des groupes importants de citoyens ont des comportements semblables aux mêmes moments.
Devons-nous penser que les motivations qui les déterminent sont
exclusivement du domaine du rationnel, ne contenant nul affect et nulle
pulsion ? Cela me semble bien improbable, mais il est vrai que nous
ignorons encore presque tout de ce qui permettrait le passage de
l'individu au groupe...
Je dois aussi affirmer ici avec toute la force nécessaire que ce qui est entrepris dans cette Revue n'est pas une psychanalyse
; il n'existe qu'une sorte de psychanalyse, celle qui se pratique sur
le divan (ou parfois en face à face) et mobilise le transfert d'un patient et le contre-transfert d'un analyste.
Ce que nous désirons faire, c'est de la psychanalyse,
c'est-à-dire nous servir de la théorie analytique pour
mieux comprendre la Civilisation et/ou la Culture qui est la
nôtre. Ou peut-être vaudrait-il mieux dire que nous
utilisons LA psychanalyse pour nos recherches fondamentales, un peu
comme d'autres sciences utilisent les mathématiques pour les
leurs. Il me semble en effet que toutes les sciences qui s'occupent des
Hommes auraient avantage à tenir compte de leurs pulsions et des
sentiments inconscients qui les gouvernent en grande partie.
Il est clair que ni moi-même , ni aucun des Auteurs de cette
Revue n'avons mis de Civilisation sur notre divan, et qu'il ne saurait
y avoir de transfert, cette pièce maîtresse de toute
psychanalyse.
Mais, comme les patients, la Civilisation parle et écrit, joue,
rêve, fantasme... et, pour ce qui nous regarde, le
contre-transfert ne manque pas.
Un autre reproche amical concerne "La Mélancolie de l'Occident"
: "Vous défendez une thèse qui s'appuie sur des faits,
bien réels, mais qui sont le résultat d'un choix dans un
ensemble plus vaste. Il serait possible d'en choisir d'autres et de
défendre une thèse très différente"
m'écrit un ami.
J'en suis tout à fait d'accord ; je ne prétends en aucun
cas ni détenir ni exprimer la Vérité (y en a-t-il
une ?), mais seulement proposer à l'attention des autres
chercheurs une hypothèse possible. J'irai plus loin, non
seulement je ne pense pas détenir la Vérité, mais
je ne le souhaite en aucune façon : je pense que rien ne serait
plus réducteur et plus stérilisant qu'une
unanimité des analystes sur leurs hypothèses. Là
où leur unanimité me semble être nécessaire,
c'est sur le Corpus Théorique que nous a proposé Freud,
et sur les trois points qu'il jugeait fondamentaux : l'inconscient, la
sexualité infantile, le complexe d'OEdipe.
D'ailleurs, n'en est-il pas également ainsi dans nos
psychanalyses? Parmi la masse d'associations que nous propose un
patient, notre "attention flottante" en sélectionne
quelques-unes, qui susciteront notre interprétation. Celle-ci se
fait suivant les paroles du patient, ce que nous savons de lui par ce
qu'il en a dit depuis le début de son analyse, par notre
contre-transfert, etc. Mais aussi, inévitablement, suivant nos
choix théoriques. Nous savons bien qu'un autre analyste
eût fait d'autres interprétations, et pourtant une aussi
bonne analyse
Et, pour terminer, une citation de Freud : "... Nous ne nous
dissimulons nullement toutes les incertitudes inhérentes
à nos suppositions et toutes les difficultés auxquelles
se heurtent nos résultats"... Mais ..."Nous postulons
l'existence d'une âme collective dans laquelle s'accomplissent
les mêmes processus que ceux ayant leur siège dans
l'âme individuelle "
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