Al E Manach (Pensées autour d'un voyage en Allemagne)
Janine Chasseguet-Smirgel Psychanalyste, Dr. d'Etat en Lettres et Sciences Sociales
Enfants Publicité d'une chaîne
hôtelière "Wir haben em Herz für die Kinder" (nous
avons un coeur pour les enfants).
Affiches au bord du Tegernsee : "Gas weg : Kinder". (Ce qui signifie,
en allemand moderne : "ralentissez : Enfants", ou "Levez le pied de
l'accélérateur : Enfants", mais aussi,
littéralement : "Pas de gaz : Enfants").
Après les élections dans le Land de Hesse, manifestation
à Francfort des SPD (socio-démocrates), des Verts et de
l'Extrême-gauche, contre la montée du NPD
(Extrême-droite) (le sigle du parti nazi était NSDAP). Au
son du tambour. Des cris : "Internazionale Solidarität", et des
protestations contre les néonazis. Sympathique. Au milieu du
cortège, quelques femmes avec leur bébé dans une
poussette. Ahurissant. Le lendemain, je questionne un collègue
charmant, ouvert et franchement antinazi. Sa réponse est la
suivante : "Certaines femmes d'Extrême-gauche emmènent
leurs enfants dans les manifestations. Le but est d'empêcher les
policiers d'intervenir. Et s'ils intervenaient quand même et
blessaient un enfant, ce serait un scandale [toute ressemblance avec
d'autres événements serait totalement fortuite]. Moi je
ne ferais pas cela avec mes enfants". (En effet, c'est un père
dont l'attention envers ses enfants et l'affection dont il les entoure
sont émouvants).
Gunnar Heinsohn, Professeur à l'Université de
Brême, vient d'écrire un livre sur l'antisémitisme.
Cet Allemand, né en 1943, consacre la plus grande partie de ses
recherches à ce problème. Sa thèse essentielle est
que la cause profonde et inconsciente de l'antisémitisme est
liée à l'interdiction biblique des sacrifices humains, en
particulier des sacrifices d'enfants à Moloch. Les sacrifices
humains et les sacrifices d'enfants étaient très
généralement répandus dans les cultes païens.
La résurgence du sacrifice humain et de l'infanticide
reparaît, selon l'auteur, dans la religion chrétienne, le
Christ s'étant offert en sacrifice pour le rachat des
péchés du monde (le Christ est avant tout le "Divin
Enfant"). Le sacrifice du Christ est projeté sur les Juifs
depuis 2 000 ans, alors que la moindre connaissance historique permet
de savoir que la crucifixion était exclusivement un supplice
romain. On peut espérer que ce livre sera rapidement traduit et
publié en Français.
Une collègue délicieuse, sensible et intelligente me
raconte : Mon frère est né pendant la guerre. Ma
mère le promenait dans une poussette. Il avait 6
mois. Elle a vu, soudain, un garçonnet portant l'étoile
jaune poursuivi par quelques chères têtes blondes. Son
premier mouvement a été d'intervenir, mouvement vite
freiné par l'idée : "Les gens autour de moi vont me
dénoncer, molester mon enfant. C'est mon bébé
contre ce petit garçon. Dussè-je en ressentir une
culpabilité toute ma vie, je choisis mon bébé".
Qui osera juger ?
Juifs Je m'égare vendredi soir et me trouve
devant une immense synagogue. Je me demande qui a donné l'argent
pour rebâtir la Maison de Dieu. J'y retourne le lendemain samedi.
C'est la première fois que j'assiste au service du Shabbat. Les
hommes en bas dans leurs châles de prière. Les femmes en
haut, bavardant entre elles. Les enfants courent -garçons et
filles - à travers le Temple et s'amusent beaucoup. Tout le
monde trouve tout cela naturel.
Un kiddouch (repas après le service) rassemble les
fidèles autour de plusieurs tables. Je suis invitée et me
trouve en face de la belle-mère du rabbin (une Belge d'Anvers)
et près d'une Polonaise parlant français comme
père et mère. A l'âge de 4 ans, elle a fui,
à pied et en charrette, la Pologne avec ses parents vers la
Roumanie et la Hongrie. Après la guerre, ils ont
séjourné en France. Puis ils se sont installés en
Allemagne. Elle regrette la France. Je n'ai pas eu le temps de toucher
aux gâteaux qu'elle en a embarqués quatre ou cinq dans une
serviette.
Irritée, je pense à cette caricature de juive dans
laquelle elle s'est tout entière glissée. Puis aux
privations qu'elle a endurées. Et aux générations
successives de Juifs de l'Est persécutées. A
l'atavisme... J'apprends que la synagogue n'a jamais été
détruite. Trop solide. Au milieu des bonnes maisons allemandes.
On n'a pas osé prendre le risque de les faire sauter elles
aussi.
Aujourd'hui où l'on sait faire mieux et plus précis, elle n'existerait plus.
Je rentre au Palmenhof Hotel. Daniel Cohn-Bendit est dans l'entrée. Il est venu chercher son courrier. Je l'interroge
- "Est-il vrai que le CDU a demandé si les Allemands voulaient
être représentés au Parlement par un Juif et un
étranger ? Et que vous avez craqué ?" (on m'avait
raconté cela la veille ; D. C.B. se serait effondré en
larmes, ce qui le rendait touchant, lui dont la conscience juive est si
fluette, qui a soutenu la pièce antisémite de Fassbinder,
dont le frère Jean-Gabriel a témoigné en faveur de
Faurisson).
- "Le CDU n'a pas dit ça clairement, il l'a laissé
entendre. Quand j'ai craqué, ce n'était pas face au CDU.
Il n'y avait pas de représentants du CDU (Le CDU est le parti
chrétien-démocrate du Chancelier Kohl).
- "Mais c'était en relation avec le fait d'être Juif?
- "Tout le monde peut craquer, n'est-ce pas ?"
- "Bien sûr, mais c'était en relation avec le fait d'être juif ?"
- "Oui. Je dois aller jouer au football".
- "Amusez-vous bien".
Edgar A. Poe
En septembre 1987, le Prince de Tour et Taxis,
petit-fils de Marie Bonaparte, organisa, en son château de Duino,
où erre encore le fantôme de Rilke, un symposium en
l'honneur de sa grand-mère. L'un des organismes impliqués
dans le choix des invités fut le Goethe Institut de Trieste.
C'est ainsi que le rédacteur d'une revue allemande de
psychanalyse exposa ses vues sur "L'Edgar Poe de Marie Bonaparte". Il
avança la thèse selon laquelle l'invention par Poe du
genre policier n'était rien d'autre qu'une dénonciation
des turpitudes de la bourgeoisie capitaliste du XIXe siècle. Il
tira son principal exemple du conte "Bérénice", que je
venais de relire. L'histoire est la suivante : un jeune homme est
amoureux de sa cousine ou, plutôt, des dents de celle-ci.
Il est obsédé par ses dents. Il se les représente
sans cesse. La cousine meurt et il est arrêté par la
police. Il s'indigne, car il est convaincu de n'avoir rien fait de mal.
Le policier l'emmène au cimetière. Il constate, avec
horreur, que les 32 dents de sa cousine sont rangées l'une
près de l'autre. Il a donc, dans un état second,
déterré le cadavre et arraché les dents si
amoureusement convoitées.
Après l'exposé et la discussion, je suis allée
trouver l'auteur et lui ai fait remarquer qu'il décrivait
exactement ce que les nazis avaient fait aux cadavres des Juifs
déportés et qu'il devrait s'interroger sur sa propre culpabilité liée
à ces événements, et non la projeter sur les
crimes de la bourgeoisie du XIXe siècle : il se livrait ainsi
à une opération indécente en utilisant une fois
encore, les cadavres juifs. Le résultat ne se fit pas attendre :
fut publiée une lettre ouverte (à moi adressée)
où rien ne figurait des faits que je viens de relater. Etait
attaqué mon article : "Nous agitons la chevelure blanche du
temps" (publié en français dans la Revue française
de Psychanalyse, en anglais dans l'International Journal of
Psychoanalysis et en allemand dans le Jahrbuch). Cet article m'avait
valu un certain nombre de lettres émouvantes de France et des
Etats-Unis).
La violence de ces attaques était telle que j'ai reçu
d'Allemagne des lettres très belles, dont une où une
collègue me livrait des souvenirs infiniment intimes, "pour
réparer", disait-elle. Les événements
relatés étaient si personnels et si tragiques que je me
suis empressée d'oublier son nom. Par reconnaissance, je pense.
Humour La collègue charmante dont j'ai
parlé plus haut me dit : "Les Allemands n'ont pas d'humour".
C'est bien connu et souvent vrai. L'humour fait très mauvais
ménage avec le fanatisme. "Le pitre ne rit pas" écrivait
David Rousset de retour des camps de concentration. L'humour implique
un clivage du Moi, un parent aimant, consolant un enfant en
détresse (je ne suis pas certaine qu'il s'agisse du Surmoi).
J'ai entendu quatre fois des Allemands dire que Freud avait
apporté son soutien à la Gestapo lorsque, après la
visite des Nazis à son domicile, il fut sommé d'attester
qu'il avait été correctement traité. Il aurait
écrit : "je recommande chaleureusement la Gestapo à tout
le monde". Cette petite perle d'humour, où il délivrait
un certificat de bons et loyaux services à la Gestapo à
la manière d'une maîtresse de maison se séparant de
sa domestique (triomphe sur la détresse, où il se montre
bien juif), est une pièce versée par certains au dossier
de l'accusation certains - des Ladies Macbeth essuyant leur main
tachée de sang sur le visage de leurs victimes - traquent le
Nazi partout et de préférence chez les Juifs pour ne pas
le voir en eux-mêmes. L'analyse complète de cette
accusation folle nous en apprendrait long sur les troubles de la
pensée sur les sujets non psychotiques.
Mélanie Klein J'ai souvent pensé que l'existence des
fantasmes sadiques, tels que le désir de faire entrer des
excréments dans l'objet, l'empoisonner par les gaz, le corroder
et le brûler par l'urine, découverts par Mélanie
Klein, avait été, de façon évidente,
corroborée par l'organisation du système
concentrationnaire nazi. En fait, ils ont été mis en
évidence parallèlement à la montée du
nazisme. La psychanalyse des enfants a été
publiée en 1932. Mélanie Klein a vécu et
travaillé à Berlin de 1920 à 1926. A cette
époque, tout était déjà en place pour les
grands et terribles jeux prophétisés par Heinrich Heine,
qui allaient se dérouler dans l'arène germanique.
Tourisme La Fondation Alexander von Humboldt a eu
l'aimable attention de faire déposer dans la chambre
d'hôtel de chaque Lauréat un guide touristique de
l'Allemagne, qui semble fort bien fait. En le feuilletant, on est
cependant surpris. Par exemple, à Berchtesgaden rien sur un autre "guide" (Führer). A Nuremberg,
de très belles descriptions des monuments d'avant-guerre et de
ceux qui subsistent. Beaucoup ont été détruits
à cause des bombardements alliés Pas un mot sur les
grands rassemblements nazis. Pas un mot sur le Procès de
Nuremberg. Le fait que la vraie cause de la destruction des villes
allemandes ait été le nazisme n'est pas
évoqué. Hitler, connais pas.
Primo Levi Dans Si c'est un homme (1947)1,
Primo Levi fait le récit de sa déportation à
Auschwitz. Il raconte un rêve d'angoisse à
répétition,
rêve typique des déportés, comme nous allons
l'apprendre : "Voici ma soeur, quelques amis que je ne distingue pas
très bien et beaucoup d'autres personnes. Ils sont tous
là à écouter le récit que je leur fais : le
sifflement sur trois notes, le lit dur, mon voisin que j'aimerais bien
pousser mais que j'ai peur de réveiller parce qu'il est plus
fort que moi. J'évoque en détails notre faim, le
contrôle des poux, le Kapo qui m'a frappé sur le nez et
m'a ensuite envoyé me laver parce que je saignais. C'est une
jouissance intense, physique, inexprimable que d'être chez moi,
entouré de personnes amies, et d'avoir tant de choses à
raconter : mais c'est peine perdue, je m'aperçois que mes
auditeurs ne me suivent pas. Ils sont même complètement
indifférents : ils parlent d'autre chose, confusément,
entre eux, comme si je n'étais pas là. Ma soeur me
regarde, se lève et s'en va sans un mot.
"Alors une désolation totale m'envahit, comme certains
désespoirs enfouis dans les souvenirs de la petite enfance : une
douleur à l'état pur, que ne tempèrent ni le
sentiment de la réalité ni l'intuition de circonstances
extérieures, la douleur des enfants qui pleurent (...) (L'auteur
s'éveille).
"Mon rêve est là, devant moi, encore chaud, et moi, bien
qu'éveillé je suis encore tout plein de son angoisse : et
alors je me rappelle que ce rêve n'est pas un rêve
quelconque, mais que, depuis mon arrivée, je l'ai
déjà fait je ne sais combien de fois, avec seulement
quelques variantes dans le cadre et les détails. Maintenant je
suis pleinement lucide, et je me souviens également de l'avoir
déjà raconté à Alberto, et qu'il m'a
confié, à ma grande surprise, que lui aussi a fait ce
rêve et beaucoup d'autres camarades aussi, peut-être tous.
Pourquoi cela ?
Pourquoi la douleur de chaque jour se traduit-elle dans nos rêves
de manière aussi constante par la scène toujours
répétée du récit fait et jamais
écouté ?"
C'est, en effet, une question que l'on doit se poser avec l'auteur. Que
signifie ce rêve ? Quelle fonction, capitale sans doute,
puisqu'il est commun à l'ensemble des déportés,
remplit-il ?
Quel désir réalise-t-il ?
Dans un échange privé, ma collègue britannique,
Charlotte Balkanyi (1988), me fit remarquer que, quelle que soit
l'horreur de la situation du rêve, elle était tout de
même inférieure à la situation réelle des
déportés : ce qu'ils risquaient dans l'immédiat
n'était pas de n'être ni compris ni écoutés,
mais de mourir. Le rêve, pour pénible qu'il soit, met en
scène la survie physique, même si elle s'accompagne d'une
déroute psychique.
Je pense que la suite du récit permet d'entrevoir une
explication de la substitution de cette douleur-là à la
menace quotidienne d'anéantissement.
"Mais durant toute la nuit, à travers toutes les alternances du
sommeil, de conscience et de cauchemars, veillent en nous l'attente et
la terreur du réveil (...). A l'heure du réveil, qui
varie selon la saison mais tombe toujours bien avant l'aube, la cloche
du camp retentit longuement, et dans chaque baraque, le garde de nuit
termine son service, il allume les lumières, se lève,
s'étire et prononce le verdict quotidien : "Aufstehen" ou, plus
fréquemment, en polonais, "Wstawac". Rares sont ceux que le
"Wstawac" trouve encore endormis : c'est un moment de douleur trop
intense pour que le sommeil le plus lourd ne se dissipe pas à
son approche.
"(...) Debout" : l'illusoire barrière des couvertures chaudes,
la mince cuirasse du sommeil, le tourment même de
l'évasion nocturne se désagrègent autour de nous,
et nous nous réveillons définitivement,
irrémédiablement, offerts sans défense aux
outrages, atrocement nus et vulnérables".
Il me semble que l'intrusion des éléments du lendemain
(et non des restes diurnes à proprement parler), la
nécessité d'anticiper l'horreur, de mobiliser l'angoisse
pour n'être pas pris au dépourvu, d'éviter la
violence traumatique absolue, ne permettent pas de faire un rêve
de simple satisfaction de désir. Il s'agit de rêver,
à mon avis, de ce qui - hormis la mort - est le plus douloureux,
afin de satisfaire le souhait d'être en vie sans se trouver, au
réveil, dans le désespoir et la
déréliction, totalement démuni face à la
réalité. On ne peut se permettre de diminuer en
rêve le malheur que d'un iota, faute de quoi on
s'écroulerait.
Or le rêve du retour à la maison, entouré des
siens, exprime la plongée dans l'univers que l'on se crée
pour remplacer la matrice maternelle perdue - celui de la famille,
celui des amis. C'est le cocon qui est brisé dans le rêve.
Les amis ne vous écoutent pas, la soeur s'en va2.
La douleur enfantine éprouvée est celle de la blessure
narcissique de l'enfant qui découvre qu'il n'est pas seul
à occuper les pensées de sa mère, que celle-ci a
des échanges avec son père et ses autres enfants. Le
sujet est ainsi renvoyé à sa petitesse, à son
insignifiance. Son illusion narcissique est balayée.
En même temps, l'échange du récit du rêve
entre les déportés, le fait que Primo Levi le rapporte si
longuement comme partie intégrante de son expérience
d'Auschwitz, le questionnement qu'il suscite en lui montrent
qu'au-delà de la fonction défensive que possède ce
rêve, subsiste, inaltérée, une soif de savoir et de
comprendre son propre fonctionnement psychique.
Il me semble que ce rêve, outre l'enseignement qu'il nous apporte
sur le traumatisme et la fonction du rêve (outre ce qu'il nous
transmet de poignant sur la condition de déporté et le
fonctionnement mental en général), nous conforte dans
notre métier d'analyste : l'écoute et la
compréhension sont des dons spécifiques
inégalables, qu'aucune médication ne sera jamais à
même de remplacer.
Mars 1989. Francfort-sur-le-Main
Rottach-Egern Heidelberg
1 Traduit par Martine Schruoffeneger, 1987, Paris, Julliard.
2 Elément
sans doute surdéterminé. Il s'agit peut-être, d'une
partie du Moi du sujet clivé, se réfugiant dans le
déni.