Certains
philosophes pensent que la supériorité morale que nous
attribuons aux Etats respectueux des Droits de l'Homme est sans base
théorique et doit donc s'appuyer uniquement sur la puissance de
ses tenants. C'est une théorie dangereuse en ce qu'elle ne pose
pas de différence de nature entre ceux qui croient à la
primauté de la loi sur la force et ceux qui n'y croient pas.
J'avance l'hypothèse que la théorie psychanalytique du
"Complexe d'OEdipe" nous indique l'existence de cette différence
de nature, et que de plus elle montre que cette différence est naturelle,
c'est-à-dire conforme à l'évolution de
l'être humain. Elle est en ceci identique au sentiment des
Constituants, qui affirmaient que les "Droits de l'Homme" sont des
droits naturels.
Le concept de "Complexe d'OEdipe" me semble en effet conforter
l'idée que la Démocratie est l'état auquel aspire
"naturellement" l'adulte, tandis que le désir du
bébé est la toute-puissance. Ce n'est pas le lieu ici de
développer cet aspect de la théorie psychanalytique ; je
dirai simplement qu'il y a peu d'êtres psychiquement adultes et
que même ceux qui le sont risquent à tout moment de
régresser vers la mégalomanie.
Cette régression, gênante ou parfois grave dans ses
conséquences lorsque c'est l'entourage d'un simple citoyen qui
est en cause, devient réellement catastrophique lorsque c'est un
Chef d'Etat qui en est la proie. C'est cette idée que
j'essayerai de développer ci-dessous.
Une antique plaisanterie dit : "le supplice du pal, qui commence si
bien et finit si mal...". On pourrait en dire autant de n'importe quel
pouvoir, qui finit seulement d'autant plus mal qu'il est plus absolu.
Prenons, par exemple, le cas d'un dictateur c'est bien souvent dans un
contexte de désordres, de misère, d'humiliations qu'un
"chef" s'empare du pouvoir. Le peuple, toutes classes confondues,
exaspéré par les conditions de vie qui sont les siennes,
ou bien laisse faire, ou bien même accueille favorablement le
nouveau leader, et cela d'autant plus volontiers que celui-ci promet,
souvent de bonne foi, toutes sortes de prospérités. Mais
- très vite ou plus lentement - ce qu'on voit se
développer dans une dictature, c'est la suppression des
libertés, la corruption, la misère pour les plus faibles,
l'opulence pour les favoris du régime et, toujours, la justice
bafouée.
Ce schéma est constant : dictatures de droite, dictatures de
gauche, dictatures du centre, s'il en existe, aucune n'y
échappe, ne peut y échapper; je vais m'efforcer de
montrer que, en dehors d'autres raisons de toutes sortes, une cause
psychologique rend inévitable une évolution de ce type.
(Tout autre est le cas d'un Chef d'Etat librement et
démocratiquement élu. Pourtant, si une sage constitution
n'a pas limité à un seul et de faible durée le
mandat que le peuple lui confie, nous avons vu, voyons et verrons que
la fin du règne de ce chef d'Etat sera, elle aussi, peu
satisfaisante. Elle n'aura évidemment aucune commune mesure avec
les désastres qui marquent la fin d'une dictature, mais cette
fin sera assez désagréable pour qu'il vaille la peine de
réfléchir aux moyens de l'éviter.
Il faut constamment garder à l'esprit l'idée qu'un Chef
est aussi un homme comme un autre - Cela semble aller de soi ? Certes,
pour la partie adulte de nous-mêmes, mais non pour la partie
infantile/inconsciente qui, peu ou prou, identifie le Chef aux parents
tout puissants du premier âge.
Or, et là réside le danger, cet homme, ce Chef d'Etat,
conserve, comme chacun d'entre nous, enfouis au plus profond de
lui-même, des restes de formations infantiles surmontées.
Comme chacun d'entre nous, il recèle aussi, bien
refoulées, des pulsions non sublimées : sado-masochisme,
voyeuro-exhibitionnisme, etc., ainsi que des noyaux (plus ou moins
importants) de psychose et de perversion.
Tout cela, combiné avec des traits de caractère, avec la
part névrotico-normale, etc., donne ce que nous appelons un
individu normal, c'est-à-dire dont les pulsions sont contenues
par le Moi dans des limites raisonnables.
Cette description concerne l'être humain moyen normal, et ces
noyaux, ces pulsions, lorsqu'elles sont contrôlées et
contenues, sont précisément celles qui se subliment et
permettent l'émergence de nos activités les plus hautes.
Voyons maintenant le cas d'un Chef d'Etat. On peut supposer sans grand
risque d'erreur que tout en étant normal, un homme (Ou une
femme) dont l'ambition ne vise à rien de moins qu'à
être le Chef suprême d'un Etat, contient en lui, à
l'état latent, un assez fort noyau mégalomaniaque. Mais
ce noyau, contenu de façon satisfaisante en temps normal, risque
d'échapper au contrôle du Moi du futur Chef d'Etat si les
conditions extérieures sont par trop modifiées.
Or, que se passe-t-il après que le pouvoir a été
légalement conquis (et a fortiori après un coup d'Etat)?
Tout et tous, autour du Chef vont spontanément à la fois
le couper de la réalité quotidienne et l'encenser.
On se souvient peut-être de la question posée par
Françoise Giroud à Valéry Giscard d'Estaing,
candidat au poste suprême : "Pouvez-vous me dire, avait-elle
demandé, quel est le prix du ticket de métro ?". La
question fit rire toute la France, car le futur Président de la
République était resté coi. La journaliste avait
voulu démontrer, et elle y avait parfaitement réussi,
combien il était loin des simples citoyens.
Mais est-il extraordinaire qu'un homme politique de haut niveau,
celui-là ou un autre, dispose d'une voiture avec chauffeur et
ignore le métro ? Devrait-il aussi faire son marché
lui-même pour connaître de près le prix du kilo de
carottes, ou laver lui-même son linge pour ne rien ignorer de
celui des laveries automatiques ? Et mémoriser les milliers de
détails qui font notre vie quotidienne ? Ce serait
évidemment absurde, car l'exécution de ces tâches
l'éloignerait fâcheusement des affaires de l'Etat
auxquelles il doit consacrer tout son temps.
Cette anecdote montre bien, cependant, la tension qui se crée
dans la personne des chefs d'Etat : sujets aux mêmes faiblesses
psychiques que les autres hommes, leur fonction les contraint à
une vie totalement différente du citoyen ordinaire; ce mode de
vie très à part, très coupé des
réalités quotidiennes, qu'ils sont obligés de
mener, facilite déjà par lui-même une certaine
distorsion dans la perception de la réalité.
Mais il y a plus : un leader est inévitablement entouré
de flatteurs - pas tous intéressés ; certains admirent en
toute sincérité le Chef, et on peut d'ailleurs supposer
que c'est justement pour cette raison qu'ils sont de ses familiers.
Cela n'est au reste pas particulier aux leaders, nous en sommes tous
plus ou moins là : "Qui se ressemble s'assemble", dit le lieu
commun et il est rare, en effet, que nous choisissions pour amis des
personnes qui nous soient systématiquement opposées. La
différence, essentielle, vient du fait que ceux qui ne
nous aiment pas : indifférents ou ennemis, ont la
possibilité de nous le faire savoir - parfois rudement. Alors
que l'entourage du Chef d'Etat supprime toute critique s'il s'agit d'un
dictateur, en atténue fortement la portée dans les autres
cas.
A ces familiers amicaux, il faut ajouter la masse de tous ceux qui ont
intérêt à flatter le Chef, principal
détenteur de la manne dans les démocraties, seul
propriétaire réel des biens et des places dans les
dictatures.
Il est donc inévitable que se mette en place ce qui va
provoquer, à plus ou moins brève échéance
suivant la personnalité du Leader, la régression
infantile d'une partie de sa psyché, car l'environnement qui est
le sien est très semblable à celui que met en place la
mère de l'enfant qui deviendra plus tard un mégalo ou un
pervers. Celle-ci admire sans mesure son rejeton, le flatte
exagérément, lui laisse croire - parfois le pousse
à croire - qu'il est supérieur à son père,
et qu'il pourrait même éventuellement le remplacer
auprès d'elle.
Or, pour un petit enfant qui ne dispose que d'un univers mental encore
limité, le père représente le Monde
Extérieur tout entier, auquel il va dès lors se croire
supérieur. (C'est un sentiment normal pour un bébé
que de se croire le centre du monde, le seul aimé de sa
mère, d'être en somme mégalomaniaque: "His Majesty
Baby" disait Freud. Mais il en va tout autrement pour un enfant, et
encore bien plus pour un adulte, chez lequel la persistance d'un tel
sentiment mène au désastre.) Nous savons que dans un Chef
d'Etat le noyau mégalomaniaque est important quoi que
(généralement) contenu ; mais, placé dans un
environnement favorable, ce noyau va s'enfler et déborder son
contenant : constamment encensé, admiré, disposant d'un
grand pouvoir (d'un pouvoir absolu dans les dictatures), il est
inévitable que "His Majesty le Leader" régresse et
finisse par perdre la notion (adulte) du relatif pour se remettre
à croire de plus en plus à sa toute puissance.
Tous les pays, même les plus démocratiques, connaissent
des moments de ce genre, ces actes que nous nommons "Le fait du
Prince", que nous acceptons avec réprobation mais sans leur
accorder l'importance qu'ils ont pour l'inconscient. En effet,
même si le viol de la loi a été minime dans ses
conséquences, il y a eu viol, et le Chef d'Etat a bafoué
le plus sacré de ses devoirs : être le représentant
de la loi. Pour un court instant, il s'est conduit comme un
dictateur, comme quelqu'un qui fait la loi, et non plus en garant de la
loi, à laquelle il doit être soumis carme chacun d'entre
nous.
La sagesse, autrefois, avait placé, auprès du Puissant,
un Fou chargé de dire quelques vérités à
celui auquel on ne les disait jamais. Hélas, le Fou fut
remplacé par le Courtisan... et il l'est toujours. Aussi tel
monarque se prit-il pour le Soleil, tel autre se crut le
bien-aimé, d'autres se prirent pour Louis XV ou pour Dieu.
(Les Chefs d'Etat ne sont d'ailleurs pas les seuls à courir un
tel danger, bien d'autres, à de moindres postes, le sont aussi;
victimes de ce que l'on nomme la "grosse tête", tout un chacun
peut se retrouver en état de se croire la Huitième
Merveille du Monde.)
Aussi la raison nous demande-t-elle d'établir que la puissance
accordée à un leader soit inversement proportionnelle
à la durée de son mandat : plus le Chef d'Etat gouverne
seul et plus son temps de gouvernement doit être court. C'est
l'unique possibilité que nous ayons de le préserver, lui,
de la régression infantile vers la mégalomanie, et nous,
des conséquences de cette régression.
Bibliographie
Chasseguet-Smirgel, J. Ethique et Esthétique de la Perversion Ed. Champ Vallon.
Freud, Sigmund. Trois Essais sur la Théorie de la Sexualité Ed. Gallimard.
Freud, Sigmund. La dynamique du Transfert P.U.F.
Freud, Sigmund. Les Pulsions et leur Destin Gallimard.
Freud, Sigmund. Psychologie Collective et Analyse du Moi Ed. Payot.
Freud, Sigmund. Névrose Psychose et Perversion P.U.F.
Klein, Mélanie. "Le Complexe d'oedipe éclairé par
les Angoisses précoces" in Essais de Psychanalyse, Payot.
Klein, Mélanie. "Les Tendances criminelles chez les Enfants normaux". id.
Klein, Mélanie. "le Deuil et ses Rapports avec les Etats maniaco-dépressifs". id.
Résumé
Les Chefs d'Etats ou autres "leaders" conservent, tout comme les autres
hommes, des parties infantiles dans leur psychisme. Ce qui semble
être une évidence est cependant constamment
"oublié" par nous tous, qui demandons à nos leaders
d'être des surhommes. En effet, même lorsque leur pouvoir
est limité, comme c'est la règle dans les
Démocraties, ils sont soumis à un environnement qui est
assez semblable à celui qui entoure un très petit
bébé admiration de ses proches, éloignement des
réalités quotidiennes, suppression des critiques, etc. Or
ce qui est normal pour un bébé ne l'est pas du tout pour
un adulte, et notre psychisme n'est pas conçu pour garder son
équilibre intact dans une ambiance de cette sorte. D'où
des "fins de règne" le plus souvent difficiles dans les
Démocraties, de plus en plus tragiques dans les Pays
totalitaires.
Summary
Like all other men, chiefs of state and political leaders retain
infantile zones in their psychic make-up. However, we constantly
overlook this obvious fact, and expect our leaders to behave at all
times like supermen. And in fact, even in democracies in which their
power is limited by definition, they live in an environment similar to
that of a very young baby, admired by those close to them and protected
from the hard facts of everyday life, and from criticism. However, what
is normal for a baby is not at all normal for an adult, and our psychic
balance is not made to emerge intact from such an environment. This may
explain why political leaders often have a difficult time ending their
reigns in democracies, and often a tragic one in totalitarian regimes.