Le sentiment inconscient de culpabilité emprunte et la
structure en
palimpseste d'un symptôme
Friedrich-W. Eickhoff
Psychanalyste, Docteur en Médecine
"Force nous est donc d'admettre qu'il n'y a pas de processus psychique plus ou
moins important qu'une génération soit capable de dérober à celle qui suit.
La psychanalyse nous a montré notamment que l'homme possède, dans son
activité psychique inconsciente, un appareil qui lui permet d'interpréter les
réactions d'autres hommes, c'est-à-dire de redresser, de corriger les
déformations que ses semblables impriment à l'expression de leurs mouvements
affectifs. C'est grâce à cette compréhension inconsciente des moeurs, cérémonies
et préceptes qui ont survécu à l'attitude primitive à l'égard du père, que
les générations ultérieures ont pu réussir à s'assimiler le legs affectif de
celles qui les ont précédées."
Sigmund Freud
Une des conséquences
psychiques de l'Holocauste sur ses victimes, la possibilité de transmettre
un sentiment inconscient de culpabilité à ses descendants, a suscité un grand
intérêt chez les psychanalystes. Cette communication trans-générationnelle
et sa pathologie ont été évoquées pour la première fois dans le domaine du
Mythe par Freud (in "Totem et Tabou", citation ci-dessus).
Milton E.
Jukovy, un des auteurs de "Générations de l'Holocauste" (Bergman & Jukovy,
1982), résume dans ce livre les principaux résultats obtenus par le "Groupe
pour l'Etude Psychanalytique des Effets de l'Holocauste sur la Seconde
Génération". Ce groupe, fondé à New York en 1974, a abordé la question d'une
façon nouvelle et significative en traitant des difficultés de communication
qui apparaissent entre les victimes survivantes de l'Holocauste et leurs
enfants. Il y constate que les difficultés de communication, toujours présentes
entre générations, sont cependant plus importantes encore dans certains
groupes, par exemple dans les familles des survivants de l'Holocauste. (Il
mentionne en particulier l'initiative remarquable de Judith S. Kestemberg
qui étudie les effets de l'Holocauste sur la "seconde génération". Il
rappelle la pénible surprise qu'ont ressentie certains analystes lorsqu'on les a
interrogés sur leur propre expérience à ce sujet, c'est-à-dire quand on leur
a demandé de relier les problèmes de leurs patients à ceux des persécutions
subies par leurs propres parents).
Il ressort du court rapport de Jukovy
que le groupe d'Etudes de New York a finalement admis que les expériences
traumatiques cumulatives des parents durant l'Holocauste ont affecté le
psychisme de leurs enfants. Levine (1982) a choisi une formule prudente
"Complexe des enfants de survivants", pour désigner cette transmission
spécifique. Il est en effet très difficile de faire la distinction entre la
pathologie personnelle du patient et celle qui résulte des vicissitudes -
réelles ou fantasmées - des parents.
On retrouve une problématique du
même ordre chez les enfants de parents ayant des antécédents nazis ou des
liens avec la période nazie. Il faut alors déterminer si leurs troubles sont
une défense contre des conflits pathogènes précoces ou si, au contraire,
l'accent placé sur des conflits pathogènes précoces est l'expression d'une
défense qui vise à éviter une confrontation avec l'implication des parents
dans le mouvement nazi.
Jukovy retrouve ce problème dans le petit nombre d'études
cliniques de patients issus de familles nazies. Celles-ci, bien que la
préoccupation première des études ait
concerné le destin de la seconde génération
des victimes survivantes, ont été
incluses dans l'examen. Elles constituaient en effet un sujet assez
semblable, et pouvaient permettre de savoir si l'idéologie nazie avait eu
des conséquences destructrices pour les enfants allemands aussi.
Le
non-dit entre générations sur "Raconter l'Histoire de l'Holocauste" se manifeste
dans une sorte de lutte entre "se souvenir" et "oublier", qui n'est pas
immédiate, mais se produit seulement après une période de latence assez
longue. La phase de désaveu n'est pas abandonnée sans résistance, et le
danger "d'encapsulage" autistique (Tustin, 1981) considérable - même dans le
cas où il protège le processus du deuil. (Jukovy, quant à lui, n'utilise pas
ce mot "d'encapsulage", mais étudie le sujet du point de vue de la pathologie du
Surmoi, laquelle inclut une régression aux processus primaires, et ce n'est
qu'assez tardivement que l'expression "syndrome du survivant" a été acceptée
pour désigner certains groupes de symptômes, "Niederland, 1988".)
Dans les écrits du Groupe de New York, un thème revient constamment
celui des
informations données aux enfants sur l'expérience de l'Holocauste
vécue par leurs parents, il s'agit le plus souvent d'un récit dans lequel
manquent les détails, ce qui oblige les enfants à remplir les vides de leur
roman familial par des créations presque toujours pathogènes. La
réintégration d'une telle expérience traumatique, qui ressemble plutôt à un
cauchemar qu'à un souvenir, ne devient possible pour le patient qu'à la
suite du travail psychanalytique, car le "pacte de silence" entre parents et
enfants favorise la transmission trans-générationnelle du potentiel
traumatique et des conflits non résolus. Jukovy rappelle l'existence de
conclusions comparables "de l'autre côté des barbelés", telles qu'elles ont
été exposées par un auteur anonyme, et il accepte l'idée d'établir un
parallèle entre les enfants des victimes et ceux des bourreaux. Dans son
livre, il mentionne aussi une contribution d'Erich Simenauer (1981) qui
montre le retour possible de la "mentalité du bourreau" chez les descendants
de nazis, due à la présence persistante de ce Moi-idéal nazi parental. Un
autre danger, indiqué dans la préface (Kafka 1985), est celui d'une
"annulation des différences" quelle que soit, par ailleurs, l'abîme culturel
qui existe entre les enfants des victimes et ceux des bourreaux. Enfin il
conclut avec Kestemberg (1977) : "Ceux de la jeune génération en Allemagne
ont à faire face à leur conscience plutôt qu'à leurs victimes".
Le
fait technique de pointer qu'il y a une collusion dans cette "conspiration du
silence" et que cela relève du "passage à l'acte" a été généralement bien
accepté; cela est aussi probablement vrai en ce qui concerne la proposition
d'aider les patients en reconnaissant leur trauma par une levée partielle du
secret qui entoure la personne de l'analyste.
Le dilemme affronté par le
groupe des analystes allemands à ce sujet est exprimé de façon pertinente
par H. Thomä et H. Kächele (1986) lorsqu'ils écrivent : "Toutes les générations
de psychanalystes allemands portent le poids de l'Histoire d'une façon qui
en dépasse les conséquences habituel- les : en effet, bien que la
psychanalyse soit évidemment indépendante de son fondateur, et en tant que
science, sans aucune attache religieuse (et encore moins raciale), un
analyste est pourtant nécessairement né dans une généalogie juive et acquiert
son identité professionnelle à travers son identification au travail de
Freud. Cette situation est source de nombreuses difficultés pour les
psychanalystes allemands ; elle affecte les profondeurs de leur inconscient,
et ils ont eu à résoudre ce problème de leur mieux depuis 1945. En ce qui
concerne la levée partielle de la neutralité analytique envers les patients
allemands qui ont été directement affectés par le nazisme, je voudrais
proposer à mes Collègues de prendre conscience de leur propre transfert (et
pas seulement de leur contre-transfert) en ce qui concerne leur part du fardeau du passé
allemand et les signaux qu'ils émettent reflétant cette problématique dans
la situation analytique.
Jukovy attire également notre attention sur la
grande importance des secrets de famille - que l'on dise ou que l'on hésite
à dire l'histoire de l'Holocauste dans la communication transgénérationnelle
- dans la formation du Surmoi et l'épreuve de réalité ; ceux-ci sont
déformés par suite de récits pleins de confusions et de contradictions,
elles-mêmes dues à une "adaptation" au monde de cauchemar et de terreur que
fut l'Holocauste. Jukovy exprime autrement ce que Gubrich-Simitis et R. Baum
(1984) décrivent comme une incapacité partielle du Moi à s'exprimer par
métaphores, à cause de ces traumatismes extrêmes. Selon Gubrich-Simitis, le
mode de transmission concret de ces patients doit être remplacé par une
métaphorisation qui reconstitue les frontières du Moi dans une phase
d'intégration de la réalité de l'Holocauste.
En ce qui concerne le
temps que met un peuple pour accepter un passé criminel, nous sommes encore
actuellement pris dans ce que Rainer Baum décrit ainsi : "Si l'on pense en
années ou décades, on peut dire qu'il y a deux périodes : durant la
première, ceux qui portent la vérité sont une minorité et ceux qui évitent
la vérité sont une majorité; durant la deuxième - hypothétique - la vérité
est acceptée par tous; entre les deux, il y a une période critique pendant
laquelle la vérité et le fait de la nier coexistent dans une forte tension
politique".
En ce qui concerne la spécificité de la transmission des
survivants de l'Holocauste à leurs enfants, J. Kestemberg pense à un
mécanisme, au-delà de l'Identification, qu'elle nomme "translation dans le
monde du passé" et qui serait semblable - mais non identique - au voyage des
spirites dans le monde des morts. Levine (1985), dans sa critique du livre
"Générations de l'Holocauste", réclame des recherches pointues pour élucider
ce mystérieux "télescopage des générations" dont parle Faimberg (1987). Il
n'est pas difficile de voir qu'une telle théorie implique une interprétation
psychanalytique de certains thèmes bibliques. Les équivalents Hébreux et
Grecs (pakad, épiskeptomai), davantage que les mots anglais ou allemands,
révèlent l'attitude ambivalente de Dieu, par leurs côtés punitifs et/ou
gratifiants. Ces thèmes soulignent l'infaillible mémoire de Jéhovah par
rapport à des actes (aux conséquences bonnes ou mauvaises), dont seront
tenus pour responsables les hommes ou leurs descendants jusqu'à la troisième
ou quatrième génération.
J'ai moi-même eu à connaître la tyrannique et
silencieuse irruption de l'histoire de la génération des parents dans la
réalité psychique d'une patiente, dont j'ai publié le cas ailleurs
(Eickhoff, 1986). Le principal problème conscient de cette patiente était
ainsi constamment exprimé par elle : "Je ne sais pas "ce que" je
suis" (au lieu de "qui" je suis). Nous comprîmes, longtemps après le
début de l'analyse, que c'était le résultat de sa lutte contre l'internalisation
de l'idéologie nazie qu'elle exprimait ainsi, ce dont elle n'avait nulle
conscience avant le début du traitement. Cet état de chose était favorisé
par son père qui, à cause d'une culpabilité réelle, continuait à regretter
la chute du 11Ième Reich. Dans cette idéologie, les peuples étaient classés
et traités d'après des critères somatiques, déshumanisants et quasi zoologiques
(ils étaient dits être : Ariens, Juifs, Slaves, Gitans, etc.) en se basant
uniquement sur des critères matériels. ("Je ne sais pas ce que je
suis"). Autrement dit, son symptôme était un compromis entre l'introjection
et le rejet de cette façon de voir les choses, une réponse à l'absurde
question nazie à propos des traits physiques raciaux, un palimpseste de
l'horrible "sélection" mise en scène dans les camps d'extermination, et dont
le texte effacé et presque indéchiffrable lui venait d'une autre génération.
Il me semble important de comprendre cette transmission
transgénérationnelle du sentiment inconscient de culpabilité ainsi que son
adoption quasi-mélancolique "empruntée" au père. En effet, cette adoption
est souvent, selon Freud (1923b), la seule trace qui reste d'une relation
d'amour abandonnée - et elle est bien difficile à repérer.
C'est
pourquoi je pense qu'une réflexion minutieuse au sujet du concept un peu négligé
de "sentiment inconscient de culpabilité" pourrait nous être utile pour
élucider ces processus d'identification, ainsi que leurs nuances de magie et
leur aspect irrationnel.
Je citerai à ce propos l'étude approfondie de
Jean Cournut (1983) dont une partie de l'article, intitulé : "D'un reste qui
fait lien", est consacrée à l'examen du statut métapsychologique de
"l'emprunt"; (il y note que le mot entlehntes - c'est-à-dire
"emprunté" - est imprimé en caractères espacés dans l'édition allemande du
texte de Freud - in "Imago" -, afin de le mettre en relief, tandis que
Strachey dans la "Standard Edition" emploie des guillemets : "This Ucs.sense
of guilt is a "borrowed" one"). Cournut signale l'imprécision inhabituelle de
Freud dans sa note de bas de page, s'agissant d'une technique analytique à
laquelle il attribuait une qualité particulière dans l'introduction de sa
seconde topique, modèle structurel spécifiquement en rapport avec la
réaction thérapeutique négative.
Cette note est la suivante :
"Contre L'obstacle du sentiment inconscient de culpabilité, l'analyste
livre un combat qui n'est pas facile. Directement, on ne peut rien contre
lui, et indirectement rien d'autre que dévoiler lentement ses fondements
inconscients refoulés de sorte qu'il se transforme peu à peu en sentiment de
culpabilité conscient. On a une chance particulière d'agir sur lui quand ce
sentiment ics. de culpabilité est un sentiment emprunté, c'est-à-dire quand
il est le résultat d'une identification à une autre personne qui fut jadis
l'objet d'un investissement érotique. Une telle prise en charge du sentiment
de culpabilité est souvent le seul reste, difficile à reconnaître, de la
relation amoureuse abandonnée. On ne peut pas méconnaître la ressemblance de
ce processus avec celui de la mélancolie. Si l'on peut découvrir cet ancien
investissement d'objet derrière le sentiment ics. de culpabilité, la tâche
thérapeutique est alors souvent brillamment résolue ; sinon, l'issue de
l'effort thérapeutique n'est en rien garantie. Elle dépend en premier lieu
de l'intensité du sentiment de culpabilité à laquelle la thérapie ne peut
souvent opposer aucune force contraire de même grandeur.'L'issue dépend
peut-être aussi d'un autre facteur : la personne de l'analyste permet-elle
au malade de le mettre à la place de son idéal du moi ; à cela est liée la
tentation pour le médecin de jouer vis-à-vis du malade le râle d'un
prophète, d'un sauveur des âmes, d'un messie. Comme les règles de l'analyse
s'opposent résolument à une telle utilisation de la personnalité du médecin,
il faut reconnaître honnêtement qu'il y a là une nouvelle barrière à l'effet de
l'analyse; la tâche de celle-ci n'est pas de rendre impossibles les
réactions morbides, mais d'offrir au moi du malade la liberté de se décider
pour ceci ou pour cela."
Cournut pense que ce travail de Freud,
qui date d'une période de sa vie marquée par les deuils (sa fille Sophie,
Anton von Freund), contient de nombreuses et mystérieuses particularités
linguistiques : le mot "chance", inhabituel chez lui, que Freud
emploie parfois lorsqu'il lutte contre un sentiment inconscient de
culpabilité ; le refus de jouer le rôle de prophète, sauveur et messie
vis-à-vis (je souligne) du patient, "au nom des Règles de l'Analyse" ; le mot
combattre à la place d'interpréter ; l'imprécision de la
formulation "einziger Rest" (littéralement "seul reste" traduit par Strachey
comme la "seule trace restante"), la difficulté d'identification, qui peut
être reliée à un travail de deuil prolongé, tout cela prend place dans
une série de luttes personnelles, comme on le voit dans "Deuil et
Mélancolie". Et "Entlehnung" (emprunt) intervient comme le résultat d'une
identification quasi mélancolique avec le sentiment inconscient de
culpabilité d'une autre personne, dont il pense qu'elle fut autrefois
l'objet d'une fixation érotique non pas perdue mais abandonnée.
Cournut parle du "sentiment de culpabilité inconscient emprunté" dont
certains patients sont les porteurs involontaires, parce qu'ils ont
inconsciemment internalisé le deuil (déplacé) d'un parent qui n'a lui-même
pas pu reconnaître une perte douloureuse. Ce deuil est en général survenu
avant la période de latence du patient, à peu près au moment de sa naissance ou
même avant, et concerne le plus souvent un grand-parent ou un frère.
La découverte de cette perte ou de cette mort relance l'analyse en
mettant, pour ainsi dire, "un vent nouveau dans ses voiles" et elle va
souvent permettre de diminuer le clivage du sentiment de culpabilité.
Celui-ci est désormais susceptible d'être retrouvé, alors qu'il était jusque
là totalement inconscient, obligeant le thérapeute à supposer qu'il appartenait,
en réalité, à un autre.
Cournut pense que la mise au jour d'un
secret comporte précisément le danger mentionné par Freud dans sa note,
celui de jouer le rôle de prophète (bien qu'évidemment, en ce cas, après
l'événement). Comme nous le savons, dit Cournut, il est incompatible avec
"les règles de la psychanalyse" de généraliser le thème du deuil déplacé et
de la perte non reconnue, concrétisant ainsi la biographie du patient au
dépens de sa réalité psychique. Cournut fait une typologie qui donne les
signes cliniques du "sentiment inconscient de culpabilité emprunté", de
l'adoption par les patients d'un deuil déplacé, avec leurs affects de désespoir
sans limites.
Puis il indique que l'attention consacrée à un "sentiment
inconscient de culpabilité supposé emprunté" ne gêne pas le "montage"
métapsychologique du Surmoi ni celui du Moi-Idéal.
Cependant, dit-il :
"Cette notion renforce l'explication de leur cruauté en insistant sur l'interdit
qui maintient secrets l'emprunt et l'obligation de la prise en charge",
alors que l'on garde en soi ce qui appartient à un autre.
Autrement
dit, la cause de l'identification, avec ses effets aliénants pour l'identité, se
trouve dans l'histoire d'un autre et entre en collusion avec la logique
narcissique d'un parent (Faimberg 1987). Ainsi que le dit Faimberg, la
désidentification qui va s'instaurer conduit à s'écarter de la "période
narcissique du Complexe d'OEdipe (la formulation de Faimberg est empruntée
au philosophe argentin Guillermo Maci). Aussi bien Cournut que Faimberg, dont
la terminologie différente ne sera pas examinée ici en détail, se demandent
si c'est seulement quelquefois, souvent ou toujours que la trace d'une
relation érotique passée nous lie par "un télescopage des générations".
J'espère, par cette réflexion sur "le sentiment inconscient de
culpabilité emprunté", apporter une meilleure réponse à Levine lorsqu'il
demande quelle est la spécificité de la transmission intergénérations de
faits massivement traumatisants ; je pense que ma réponse est à la fois plus
rationnelle et débarrassée du recours à la magie. Dans l'étude de cas que j'ai
publiée, la seule trace restante de la relation amoureuse abandonnée (qui
fut très difficile à reconnaître comme telle) était majorée parce que
l'emprunt du sentiment inconscient de culpabilité avait son origine dans une
identification au père. Elle était également compliquée par un rapproché
oedipien culpabilisant, entre le père et la fille, par suite de la mort
prématurée de la mère. Cependant, le deuil déplacé du père (selon
l'interprétation de Cournut du texte de Freud) avait évidemment moins à
faire avec la mère de la patiente qu'avec le 11Ième Reich, dans les
actions duquel le père avait été profondément et délictueusement
impliqué. (Ce qui est encore ignoré de tous à ce jour).
Un point
épineux est de déterminer s'il existe un Allemand moyen d'après-guerre qui
ressemble au modèle proposé par Alexander et Margarete Mitscherlich (1967),
lorsqu'ils pensent que les Allemands auraient dû être atteints d'une
profonde mélancolie après la mort d'Hitler, puisque celui-ci avait longtemps
fonctionné comme Moi-Idéal collectif avant d'être reconnu comme un
monstrueux criminel. Et ce d'autant plus que, par suite de leur incapacité à
reconnaître l'irréparable, les Germains semblent donner la préférence au
désaveu du passé et à sa déréalisation.
Nous avons justement de
bonnes raisons de penser que le père déréalise partiellement la société
d'après-guerre, en continuant à idéaliser le 11Ième Reich, dont il se sent
orphelin.
L'étude d'Alexander et Margarete Mitscherlich sur l'écroulement
des processus collectifs de symbolisation contient des références à ce type
de cas individuels extrême. Ils rappellent (Chap. 1, 9) que Freud explique
(1917e, p. 244) comment on s'agrippe à l'objet par une "psychose
hallucinatoire de désir", qui est provoquée par un refus total d'abandonner une
position libidinale.
Dans "Mein Vater aus Stroh" ("Mon père de
paille"), l'écrivain autrichien Ilse Aichinger
(1965) nous offre une
puissante métaphore de la dépsychisation qui caractérise nettement ce
"type", qui se distingue par une monstruosité spécifique. Le "Père de
paille" est à la fois dangereux et vulnérable, un monarque auquel on a
arraché son pouvoir, incapable d'empêcher ses enfants d'exprimer leur
loyauté à son égard, même si elle est une menace pour eux.
On trouve des
indications d'une telle situation dans le matériel d'analyse des enfants de ceux
qui ont été partie prenante dans les crimes nazis; des objets inanimés
métaphorisés par de pseudo êtres humains, par exemple, sont significatifs
d'une transmission trans-générationnelle de la déshumanisante idéologie
nazie.
(Cette déshumanisation, décrite de façon si forte par Leo
Löwenthal et Norbert Guterman (1949) dans leur étude "prophètes de la
Fourberie", nous renvoie, par un renversement des rôles, et d'une façon
différente et bizarre, au modèle du "retour du refoulé".)
Si nous
devions utiliser le schéma de Jukovy dans "Telling the Holocaust Story" pour
définir un tel père, nous ne serions probablement pas loin de la vérité en
disant qu'il ne racontait pas son histoire, mais persistait à essayer de la
vivre sous une forme fantasmatique. Ainsi ma patiente a toujours été proche
du passé paternel au niveau émotionnel, à une exception près : celui-ci
devait être caché lorsqu'il s'agissait d'épisodes en rapport avec
l'extermination. Elle n'a pas été surprise du tout de trouver, dans les
journaux et les archives, des informations incriminant son père, mais ce
n'est jamais lui qui a été à la source de ces informations.
En
soulignant l'importance de la préservation et de la reconstruction de l'image
idéale du père par l'adoption de sa culpabilité par ses enfants, je me
réfère à une communication personnelle de Wolfgang Loch (1986). J'attire
aussi l'attention sur la complexité du travail psychique que requièrent,
pour tous, ces désirs contradictoires : d'une part un héritage refusé, pour
lequel le père cherche, aussi passionnément qu'irrationnellement, un
récepteur parmi ses enfants, malgré le terrible fardeau que cela représente
pour eux, et de l'autre l'absolue nécessité de garder pour lui une part
d'amour. Cela nous montre aussi, comme à travers une loupe, un des éléments
nécessaires à la restauration d'une continuité historique lorsqu'on est dans une
"Patrie peu commode" comme l'appelle Gustav Heinemann. (patrie, litt. "Pays
du Père").
Quoi qu'il en soit, je conçois qu'un gouffre doive continuer à
exister entre les victimes et les bourreaux dans des cas extrêmes de ce
type. Car le fait de se souvenir et la communication de ce dont on se
souvient est d'une si grande valeur pour les survivants Juifs de l'Holocauste,
(à ce sujet, Jukovy cite le Psaume 137 : "Si je t'oublie, ô Jérusalem, que
ma main droite se dessèche") que lorsque nous pensons aux bourreaux qui
essayent d'effacer les traces de leur tentative de génocide, le parallèle
entre les enfants des victimes et ceux des bourreaux est ressenti comme
sacrilège.
J. Chasseguet-Smirgel (1988), dans sa réflexion approfondie sur
l'état de l'Allemagne, et dans son essai d'interprétation de l'expression
collective du sentiment inconscient de culpabilité, fait référence à
l'immense souffrance dépressive qui est la base du "Théâtre Vert" (les
"Grünen"). C'est ce sentiment inconscient de culpabilité que la génération
allemande d'après-guerre essaye à tort de transformer en persécution au lieu
de le transformer en sentiment de culpabilité dépressive qui est pourtant le
seul à pouvoir être dépassé.
Quoique profane en Histoire, je prends la
liberté de supposer que le concept de "sentiment inconscient de culpabilité
emprunté" pourrait être utile à un historien s'intéressant à la psychanalyse
et lui permettrait une compréhension accrue des controverses qui ont récemment
eu lieu en Allemagne sur la meilleure façon d'écrire l'Histoire dans une
"démocratie post-nazional" (Karl Dietrich-Bracher, dans le Frankfurter
Allgemeine Zeitung du 9 août 1986).
Cela permettrait aussi d'éviter les
dangers d'un révisionnisme dû au "sentiment de culpabilité emprunté
inconscient" qui voudrait laisser loin derrière lui les questions de culpabilité
et de responsabilité inhérentes aux horreurs du "IIIe Reich". Or c'est dans
l'ombre de cette époque que nous vivons encore, car les détails n'en ont pas
été suffisamment étudiés et racontés pour nous permettre une analyse
vraiment plus "actuelle", "normale" et "réaliste" de tous les faits.
Rappelons aussi que dans son émouvante communication sur la
psycho-dynamique des mouvements apocalyptiques (dont le principal objet fut,
dans le "IIIe Reich", un antisémitisme qui avait l'extermination - la Shoah
- pour but), Mortimer Ostow (1986) rappelle les dimensions psychotiques du
passé Allemand et affirme que nous devons rester en permanence vigilants
contre le danger aussi bien de l'antisémitisme que de toutes les autres
maladies dues aux préjugés, qui sont toujours présents.
F.-W.
Eickhoff
Engelfriedshalde 20, D-7400 Tübingen - West Germany
Résumé
La pathologie transgénérationnelle, anticipée
par Freud de manière allusive dans "Totem et Tabou", a été étudiée en détail
à New York, depuis 1974, par le "Groupe pour l'Etude
Psychanalytique des
Effets de l'Holocauste sur la Seconde Génération". Elle a reçu le nom,
prudemment choisi, de "Syndrome de l'enfant d'un survivant".
Le trauma de l'Holocauste est transmis aux enfants par un
mécanisme que J.S. Kestemberg a appelé "Translation dans
le monde du passé" et qui constitue un énigmatique
télescopage des générations (Faimberg). Il y a un
lointain parallélisme entre la seconde génération
des victimes et celle des bourreaux, mais aussi des différences
fondamentales comme par exemple leur attitude, vraiment très
dissemblable, envers la psychanalyse. Une réflexion
ultérieure sur ce concept (repoussé par Freud dans une
note de bas de page) montre, avec l'aide d'une étude de Cournut,
qu'un "sentiment inconscient de culpabilité emprunté" est
un concept fort utile pour élucider une identification
quasi-mélancolique destinée à rétablir la
fonction idéale de l'Objet. Une illustration en est
donnée par la psychanalyse d'une patiente dont le père
avait été profondément impliqué dans les
activités nazies, où ce concept a permis de comprendre un
symptôme, qui s'est révélé être un
palimpseste de l'idéologie du père.
Le concept de "sentiment
inconscient de culpabilité emprunté" devrait pouvoir être utilisé dans
l'interprétation des processus historiques de société.
Summary
Transgenerational pathology, anticipated by Freud in an allusion in
Totem and Taboo has
been investigated by the "Group for the
Psychoanalytic Study of the Effect of the Holocaust on the Second
Generation" in New York since 1974 and has received the cautiously chooses
appellation "child-of-a-survivor syndrome". The trauma of the Holocaust is
transmitted to children by a mechanism which J.S. Kestemberg has called
"transposition into the world of the past" and which constitutes an
enigmatic "telescoping of generations" (Faimberg). A parallelism at a
distance exists between the second generation of victims and perpetrators, as
well as a basic distinction which is revealed, for example, in their very
different degree of interest in psychoanalysis. Further reflection on a
concept banished by Freud to a footnote shows, with the aid of a study by
Cournut, that a "borrowed unconscious sense of guilt" is exceedingly helpful
in elucidating a quasi-melancholic identification for restitution of the
ideal function of the object; this is illustrated by the example of the
treatment of the child of one deeply involved in Nazi activities, where this
elucidation made it possible to understand a symptom as a palimpsest of the
father's ideology. The working through of this aspect after the IPA's
Hamburg Congress had exercised a supervision effect proved to be particularly
fruitful. The concept of the "borrowed unconscious sense of guilt" may
possibly be applicable to the interpretation of collective historical
processes.
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